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LES DÉRACINÉS

le culte, un peu officiel jusqu’alors, gagnait les masses. Paris, qui était allé dîner, revenait avec de plus grandes facultés d’enthousiasme. D’abord presque uniquement respectueuses, courbées d’admiration devant cet homme des sommets et des nuages, les petites gens s’attendrissaient en pensant que c’était le dernier soir de la présence réelle. Le vieillard, enlevé au mouvement de la grande ville, allait se décomposer dans les compartiments administratifs de la mort, au Panthéon. Déjà le cercueil devenait invisible, perdu là-haut, dans le sombre de la nuit. Les nerfs frémirent. Jusqu’alors pareil aux grandes divinisations impériales romaines, l’hommage prit l’intensité des fêtes funéraires d’Orient. Dans les Champs-Elysées, dans les avenues d’Iéna, Hoche, Frieldand, de l’Alma, Marceau, Kléber, Victor-Hugo, du Bois, de la Grande-Armée, sur les pentes de cette longue colline, toute belle ordonnance fut rompue par l’émotion de ces masses campant autour d’un cadavre. Par la puissance de ce bouleversement moral, et dans la liberté d’une fin de dimanche, quelque chose de trouble émergeait du fond des consciences. Le premier soir de la mort, après une visite au cadavre étendu sur son lit, un journaliste avait écrit : « En face de cette vision funèbre, on comprend les hallucinations, les touchants malentendus d’où sont sorties tant de religions. Il faut un effort de la pensée pour se replacer dans notre siècle de science et d’analyse, pour s’avouer que celui que nous pleurons n’a été qu’un homme… » Ainsi dès le 22 avait commencé l’apothéose ; mais de ce long office des morts la nuit du dimanche au lundi fut l’élévation, l’instant où le cadavre présenté à la nation devient dieu.