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LA VERTU SOCIALE D’UN CADAVRE

Quelles ne sont pas les imaginations de tout un peuple surexcité par la gloire et la mort ? Demain, lundi, quand ces masses porteront le dieu au Panthéon, l’aube aura dissipé ces orageuses vapeurs. Il faut ravoir vu, le cercueil soulevé dans la nuit noire, sombre lui-même à cette hauteur, tandis que les flammes vertes des lampadaires désolaient de lueurs blafardes le portique impérial et se multipliaient aux cuirasses des cavaliers porteurs de torches qui maintenaient la foule. Les flots, par remous immenses, depuis la place de la Concorde, venaient battre sur les chevaux épouvantés, jusqu’à deux cents mètres du catafalque, et déliraient d’admiration d’avoir fait un dieu. Des adorateurs furent écrasés aux pieds de l’idole. On savait qu’à ce cadavre douze hommes jeunes avaient été donnés, poètes et fanatiques, pour l’honorer et le servir. Jean Aicard, Paul Arène, Victor d’Auriac, Emile Blémont, Courteline, Rodolphe Darzens, Léon Dierx, Edmond Haraucourt, Jacques Madeleine, Tancrède Martel, Catulle Mendès, Armand Silvestre veillèrent dans un vent terrible qui leur apportait Quasimodo, Hernani, Ruy Blas, les Burgraves, monseigneur Myriel, Fantine et le cher Gavroche, et des milliers de vers bruissants, et des mots surtout, des mots, des mots ! car le voilà son titre, sa force, c’est d’être le maître des mots français : leur ensemble forme tout le trésor et toute l’âme de la race. À ces écrivains de sa garde, Hugo est sacré comme le bienfaiteur qui leur a donné leurs modèles, leurs rythmes, leur vocabulaire. Durant ces longues heures nocturnes, ils se définissent son rôle historique dans la littérature française. C’est son aspect légendaire qui prévaut dans les masses et qui les