Page:Baudelaire - L'Art romantique 1869.djvu/184

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droit, me faisait tressaillir, et que l’admiration engendrait en moi une sorte de convulsion nerveuse. Peu à peu je m’accoutumai à la perfection, et je m’abandonnai au mouvement de ce beau style onduleux et brillanté, comme un homme monté sur un cheval sûr qui lui permet la rêverie, ou sur un navire assez solide pour défier les temps non prévus par la boussole, et qui peut contempler à loisir les magnifiques décors sans erreur que construit la nature dans ses heures de génie. C’est grâce à ces facultés innées, si précieusement cultivées, que Gautier a pu souvent (nous l’avons tous vu) s’asseoir à une table banale, dans un bureau de journal, et improviser, critique ou roman, quelque chose qui avait le caractère d’un fini irréprochable, et qui le lendemain provoquait chez les lecteurs autant de plaisir qu’avaient créé d’étonnement chez les compositeurs de l’imprimerie la rapidité de l’exécution et la beauté de l’écriture. Cette prestesse à résoudre tout problème de style et de composition ne fait-elle pas rêver à la sévère maxime qu’il avait une fois laissée tomber devant moi dans la conversation, et dont il s’est fait sans doute un constant devoir : « Tout homme qu’une idée, si subtile et si imprévue qu’on la suppose, prend en défaut, n’est pas un écrivain. L’inexprimable n’existe pas. »