Page:Baudelaire - L'Art romantique 1869.djvu/186

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nouvelle auxquels il s’est appliqué. Dans le grotesque et le bouffon, il est très-puissant. C’est bien la gaieté solitaire d’un rêveur qui de temps à autre ouvre l’écluse à une effusion de jovialité comprimée, et garde toujours cette grâce sui generis, qui veut surtout plaire à soi-même. Mais là où il s’est le plus élevé, où il a montré le talent le plus sûr et le plus grave, c’est dans la nouvelle que j’appellerai la nouvelle poétique. On peut dire que parmi les innombrables formes de roman et de nouvelle qui ont occupé ou diverti l’esprit humain, la plus favorisée a été le roman de mœurs ; c’est celle qui convient le mieux à la foule. Comme Paris aime surtout à entendre parler de Paris, la foule se complaît dans les miroirs où elle se voit. Mais quand le roman de mœurs n’est pas relevé par le haut goût naturel de l’auteur, il risque fort d’être plat, et même, comme en matière d’art l’utilité peut se mesurer au degré de noblesse, tout à fait inutile. Si Balzac a fait de ce genre roturier une chose admirable, toujours curieuse et souvent sublime, c’est parce qu’il y a jeté tout son être. J’ai mainte fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves. Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la