Page:Baudelaire - L'Art romantique 1869.djvu/189

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phante, dans le Roman de la Momie ? L’imagination du lecteur se sent transportée dans le vrai ; elle respire le vrai ; elle s’enivre d’une seconde réalité créée par la sorcellerie de la Muse. Je n’ai pas choisi l’exemple ; j’ai pris celui qui s’est offert le premier à ma mémoire ; j’en aurais pu citer vingt.

Quand on feuillette les œuvres d’un maître puissant, toujours sûr de sa volonté et de sa main, il est difficile de choisir, tous les morceaux s’offrant à l’œil ou à la mémoire avec un égal caractère de précision et de fini. Cependant, je recommanderais volontiers, non-seulement comme échantillon de l’art de bien dire, mais aussi de délicatesse mystérieuse (car le clavier du sentiment est chez notre poëte beaucoup plus étendu qu’on ne le croit généralement), l’histoire si connue du Roi Candaule. Certes, il était difficile de choisir un thème plus usé, un drame à dénoûment plus universellement prévu ; mais les vrais écrivains aiment ces difficultés. Tout le mérite (abstraction faite de la langue) gît donc dans l’interprétation. S’il est un sentiment vulgaire, usé, à la portée de toutes les femmes, certes, c’est la pudeur. Mais ici la pudeur a un caractère superlatif qui la fait ressembler à une religion ; c’est le culte de la femme pour elle-même ; c’est une pudeur archaïque, asiatique, participant de l’énormité du monde ancien, une véritable fleur de serre, harem ou gynécée. L’œil profane ne la souille pas moins que la bouche ou la main. Contemplation, c’est possession. Candaule a montré à son ami Gygès