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puisse être, il finira par avoir le sort de tous les autres. »

Voilà le danger signalé par un pur classique, par un écrivain qui traitait Shakespeare et Schiller de sauvages, et leurs traducteurs, MM. Guizot et de Barante, de barbares et de révolutionnaires. Certes, avec notre prétention de parler toujours pour tout le monde, — journaux pour tous, lectures pour tous, — nous finirons par ne plus faire ni livres ni journaux. À force d’avoir toujours en vue les jeunes demoiselles, on finit par manquer de respect aux hommes et à soi-même. On triche avec sa pensée, on falsifie la langue ; on se fait un langage hybride, arbitraire, tout d’allusions et de périphrases ; et cependant, comme l’observe judicieusement le feu rédacteur du Journal de l’Empire, les mots, en s’écartant de l’étymologie, perdent leur signification. On ne pourrait pas dire aujourd’hui quel tort a fait à la littérature, à la langue, combien d’intelligences, de talents a viciés cette préoccupation de plaire à toutes les classes et à tous les âges. Depuis que les mamans ont inventé qu’on ne pouvait plus conduire sa fille à l’Exposition, le commun des peintres a abandonné l’étude du nu pour s’adonner à des tricheries de costume, à des hypocrisies de sentiment bien autrement corruptrices que l’aspect de la nature vraie. Il fut un temps où les directeurs de journaux proscrivaient dans les romans jusqu’aux mots de maîtresse et d’adultère ; et, au Gymnase, un vaudeville de M. Scribe, intitulé Héloïse et Abailard, — et qui ne mentait pas à son titre, — a passé sans difficulté. Voilà où nous en sommes. M. Baudelaire s’est mis sous la protection de quatre vers de d’Aubigné. Il aurait pu y ajouter cette franche déclaration de l’auteur d’Albertus :

Et d’abord, j’en préviens les mères de familles,
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines. —