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que Baudelaire s’était proposé comme modèle. Parmi les cinquante morceaux qui composent le recueil et qui sont tous divers de ton et de facture, nous ferons remarquer le Gâteau, la Chambre double, les Foules, les Veuves, le Vieux Saltimbanque, une Hémisphère dans une chevelure, l’Invitation au voyage, la Belle Dorothée, une Mort héroïque, le Thyrse, Portraits de maîtresses, le Désir de peindre, un Cheval de race et surtout les Bienfaits de la lune, adorable pièce où le poëte exprime avec une magique illusion ce que le peintre anglais Millais a manqué si complètement dans sa Veillée de la Sainte-Agnès : la descente de l’astre nocturne dans une chambre avec sa lueur phosphoriquement bleuâtre, ses gris de nacre irisés, son brouillard traversé de rayons où palpitent, comme des phalènes, des atomes d’argent. — Du haut de son escalier de nuages, la lune se penche sur le berceau d’un enfant endormi, le baignant de sa clarté vivante et de son poison lumineux ; cette jolie tête pâle, elle la doue de ses bienfaits étranges, comme une fée marraine, et lui murmure à l’oreille : « Tu subiras éternellement l’influence de mon baiser, tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j’aime et ce qui m’aime : l’eau, les nuages, le silence, la nuit, la mer immense et verte ; l’eau informe et multiforme, le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas, les fleurs monstrueuses, les parfums qui troublent la volonté, les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d’une voix rauque et douce. »

Nous ne connaissons d’analogue à ce morceau délicieux que la poésie de Li-tai-pé, si bien traduite par Judith Walter, où l’impératrice de la Chine traîne, parmi les rayons, sur son escalier de jade diamanté par la lune, les plis de sa robe de satin blanc. Un Lunatique seul pouvait ainsi comprendre la lune et son charme mystérieux.