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CHARLES BAUDELAIRE.

Quand on écoute la musique de Weber, on éprouve d’abord une sensation de sommeil magnétique, une sorte d’apaisement qui vous sépare sans secousse de la vie réelle, puis dans le lointain résonne une note étrange qui vous fait dresser l’oreille avec inquiétude. Cette note est comme un soupir du monde surnaturel, comme la voix des esprits invisibles qui s’appellent. Obéron vient d’emboucher son cor et la forêt magique s’ouvre, allongeant à l’infini des allées bleuâtres, se peuplant de tous les êtres fantastiques décrits par Shakspeare dans le Songe d’une nuit d’été, et Titania elle-même apparaît dans sa transparente robe de gaze d’argent.

La lecture des Petits Poëmes en prose nous a souvent produit des impressions de ce genre ; une phrase, un mot — un seul — bizarrement choisi et placé, évoquait pour nous un monde inconnu de figures oubliées et pourtant amies, ravivait les souvenirs d’existences antérieures et lointaines, et nous faisait pressentir autour de nous un chœur mystérieux d’idées évanouies, murmurant à mi-voix parmi les fantômes des choses qui se détachent incessamment de la réalité. D’autres phrases, d’une tendresse morbide, semblent comme la musique chuchoter des consolations pour les douleurs inavouées et les irrémédiables désespoirs. Mais il faut y prendre garde, car elles vous donnent la nostalgie comme le ranz des vaches à ce pauvre lansquenet suisse de la ballade allemande, en garnison à Strasbourg, qui traversa le Rhin à la nage, fut repris et fusillé, « pour avoir trop écouté retentir le cor des Alpes. »

Théophile Gautier.

20 février 1868.