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ANTOINE.

langage de l’orateur. Cela est assez intelligible : il faut parler selon l’intérêt de la cause, et selon les conjonctures, et non pas selon ses opinions particulières : Ego si quid ejusmodi dixi, neque cognitum commemoravi, neque pro testimonio dixi : et illa oratio potiùs temporis mei quàm judicii et auctoritatis fuit..... Errat vehementer si quis in orationibus nostris quas in judiciis habuimus autoritates nostras consignatas se habere arbitratur. Omnes enim illæ orationes causarum et temporum sunt, non hominum ipsorum aut patronorum. Nam si causæ ipsæ pro se loqui possent, nemo adhiberet oratorem : nunc adhibemur ut ea dicamus non quæ nostrâ auctoritate constituantur, sed quæ ex re ipsâ causâque dicantur [1]. Joignez à cela les paroles que Cicéron met dans la bouche de Marc Antoine, l’orateur : Oratoris omnis actio opinionibus non scientia continetur ; nam et apud eos dicimus qui nesciunt, et ea dicimus quæ nescinus ipsi : ità et illi alias aliud iisdem de rebus et sentiunt et judicant, et nos contrarias sæpè causas dicimus, non modò ut Crassus contra me dicat aliquandò, aut ego contra Crassum, quùm alterutri necesse sit falsum dicere, sed etiam ut uterque nostrûm eâdem de re alias aliud defendat, quùm plus uno verum esse non possit. Ut igitur in ejusmodi re quæ mendacio nixa sit, quæ ad scientiam non sæpè perveniat, quæ opiniones hominum et sæpé errores aucupetur, ità dicam [2]. Je n’assure que la plupart de mes lecteurs seront si aises de voir que ces deux grands orateurs aient eu de tels principes, et qu’ils aient si bien connu le faible de leur métier, qu’on me pardonnera tout ce qui pourrait sentir trop la digression dans cette remarque. Notez que ces principes durent encore. Comparez les plaidoyers de M. Érard contre madame Mazarin, avec la réponse au factum de cette dame. Lisez en particulier ces paroles de la réponse : M. Érard a parlé à madame Mazarin des événemens de ce temps-là, de la manière dont alors elle-même devait les regarder. Après cela, les temps et les événemens différens changent nos sentimens et nos paroles.

(B) Notre Marc Antoine affectait de ne passer point pour savant. ] Si je ne me trompe, c’était moins par modestie que par politique. Il se voyait établi dans une belle réputation de grand orateur : ne pouvait-il pas croire qu’on l’admirerait davantage, si l’on se persuadait qu’il ne devait son éloquence qu’à son génie, que si on la croyait le fruit d’une longue étude des livres grecs ? Il avait une autre raison : il croyait que le peuple se laisserait plus toucher par ses harangues, en les prenant pour une production de la nature, qu’en les prenant pour une production de l’art. On se défie de ceux qui ont appris toutes les ruses du métier. À l’égard des juges, Marc Antoine ne croyait pas que rien fût plus propre à produire un bon effet, que de leur faire accroire qu’on plaidait sans préparation, et que de leur cacher soigneusement les finesses de la rhétorique dont on se servait pour rendre sa cause meilleure. Mais, dans le fond, il était savant, et n’ignorait pas les bons livres que les Grecs avaient produits. Prouvons tout ceci par quelques passages de Cicéron : Magna nobis pueris, Quinte frater, si memoriâ tenes, opinio fuit L. Crassum non plus attigisse doctrinæ quàm quantùm primâ illâ puerili institutione potuisset, M. autem Antonium omninò omnis eruditionis expertem atque ignarum fuisse…. Quùm nos.... ea disceremus quæ Crasso placerent, et ab his doctoribus quibus ille uteretur erudiremur, etiam illud sæpè intelleximus.… illum et græcè sic loqui nullam ut nôsse aliam linguam videretur, et doctoribus nostris ea ponere in percontando, eaque ipsum omni in sermone tractare, ut nihil esse ei novum, nihil inauditum videretur. De Antonio vero quanquàm sæpè ex humanissimo viro patruo nostro acceperamus, quemadmodùm ille vel Athenis vel Rhodi se doctissimorum hominum sermonibus dedisset, tamen ipse adolescentulus, quantùm illius ineuntis ætatis meæ patiebatur pudor, multa ex eo sæpè quæsivi. Non erit profectò tibi quod scribo hoc novum (nam jam tum ex me audiebas), mihi illum ex multis variisque sermonibus nullius rei, quæ quidem esset in his artibus de

  1. Idem, ibid., cap. L.
  2. Cicero, de Oratore, lib. II, cap. VII.