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APOLLONIUS.

proscrite, anathématisée, et avec raison. J’en parle dans les remarques. Si nous avions ce qu’un philosophe contemporain, nommé Euphrates, avait écrit de satirique contre Apollonius, nous aurions un ample détail de médisances ; car lorsque de tels rivaux se déclarent une fois la guerre, ils déterrent bien des secrets. Philostrate a raison de se servir du silence de cet Euphrates pour convaincre de calommie ceux qui avaient médit d’Apollonius par rapport à la chasteté, et pour soutenir hardiment qu’Apollonius dans sa plus grande jeunesse avait triomphé de la nature, et avait toujours vécu dans une exacte continence [a]. Sidonius Apollinaris a fait une description d’Apollonius, dans laquelle on voit un héros de philosophie aussi grand qu’on en puisse voir (K). L’auteur du portrait n’oublia pas de bien faire ses excuses à la foi catholique.

  1. Philostr., lib. I, cap. VIII.

(A) Il ne laissa pas, pendant son silence, d’arrêter plusieurs séditions. ] Celle qu’il arrêta dans Aspende [1] était des plus difficiles à calmer, puisqu’il s’agissait de faire entendre raison à des gens que la faim avait poussés à la révolte, fames magistra peccandi, durissima necessitatum [2]. On était prêt de brûler le souverain, à cause que quelques riches, en cachant le blé, avaient mis une extrême disette dans la ville. Apollonius, sans dire un seul mot, arrêta cette émeute populaire. Vit-on jamais un silence plus éloquent, plus actu, plus persuasif ? C’était bien un autre homme que celui dont parle Virgile :

Tum pietate gravem ac meritis si fortè virum quem
Conspexere, silent, arrectisque auribus astant :
Ille regit Dictis animos ac pectora mulcet [3].


Il faut que celui-ci parle, s’il veut arrêter la fougue d’un peuple mutin. Apollonius n’a pas besoin de cela : son silence pythagorique fait tout ce que les plus belles figures de art oratoire sauraient opérer.

(B) Il souleva à Cadix... celui qui avait l’intendance du pays. ] « Philostrate lui fait un mérite d’avoir soulevé contre Néron à Cadix l’intendant du pays, et les autres philosophes n’en faisaient pas plus de scrupule que lui (n’y ayant que la religion chrétienne qui apprenne à considérer les hommes selon ce qu’ils sont, non en eux-mêmes, mais dans l’ordre de Dieu, et à ne violer jamais la foi qu’on leur a promise [4]. ») M. de Tillemont se pouvait fort bien passer de cette remarque morale, et de toute sa parenthèse. Le christianisme a des avantages très-réels et très-sublimes au-dessus de toute philosophie ; mais sur le point dont il est ici question, je ne vois pas, que depuis plus de mille ans, il soit en droit d’insulter les philosophes. Les chrétiens et eux ne s’en doivent guère les uns aux autres il y a longtemps. On peut dire de cet engagement à ne violer jamais la foi qu’on leur a promise, ce que les poëtes disaient de la chasteté :

Credo pudicitiam Saturno rege moratam
In terris, visamque diù...........
Quippè aliter tunc orbe novo cœloque recenti
Vivebant homines [5] :


il ne passa pas les trois premiers siècles. M. de Tillemont remarque qu’Apollonius s’efforça de soulever tout le monde contre l’empereur Domitien [6]. Celui qui a fait la vie de ce philosophe lui compte cela pour un ex-

  1. C’était la troisième ville de Pamphylie.
  2. Quintil. Declamat. XII. Les Français ont un proverbe, que ventre affamé n’a point d’oreilles. Les anciens en avaient un semblable. Voyez dans les Chiliades d’Érasme, Venter non habet aures. Caton commença une harangue par ces paroles : Arduum est ad ventrem verba facere qui careat auribus. Il s’agissait d’apaiser le peuple qui demandait des grains.
  3. Virgil., Æneïd., lib. I, vs. 151.
  4. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 208.
  5. Juven., Sat. VI, init.
  6. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, pag. 210.