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ARAGON.

per nuement en plusieurs parties de son corps malade, comme les médecins font coutumièrement, par le privilége que leur donne leur art ; et que passionné pour acquérir ses bonnes grâces, a mis ce livre en lumière qu’il lui a dédié, d’autant qu’il n’y a rien qui attire plus une femme ou fille à aimer quelqu’un, que de lui faire accroire que sa beauté l’a attiré à son amour. Après quoi il remarque, que si ainsi est, ce médecin n’a pas observé le serment qu’on lui fit faire prenant ses degrés de médecin, entre autres préceptes de ne convoiter les filles et femmes qu’il traitera. Dans la table des matières, il dit positivement, que Niphus, médecin, devint amoureux, pour avoir traité la princesse Jeanne d’Aragon. C’est aller un peu bien vite : il en fallait demeurer à la conjecture, pour le plus. J’avoue que Niphus, qui était l’un des meilleurs philosophes du dernier siècle, était de complexion fort amoureuse ; de sorte que ni la vieillesse, ni la goutte ne purent le détacher de cette chaîne, sous laquelle il jouait quelquefois un personnage très-honteux, jusqu’à danser au son de la flûte : Susceptis liberis, et senescente uxore, septuagenarius senex puellæ citra libidinem impotenti amore correptus est usque ad insaniam ; ità ut plerique philosophum senem atque podagricum ad tibiæ modos saltantem miserabili cum pudore conspexerint [1]. J’avoue aussi, qu’ayant été amoureux d’une demoiselle d’honneur de Jeanne d’Aragon [2], il a pu voir de près cette belle dame, et se chauffer de près à ce grand feu ; mais il n’est pas certain qu’il se soit oublié jusqu’à porter ses vues si haut. D’ailleurs, comme il ne pratiquait point la médecine [3], encore qu’il y eût été gradué, il n’y a point d’apparence qu’il ait été le médecin de cette duchesse ; car les personnes de cette qualité se fient plus dans leurs maladies à un médecin d’expérience, qu’à un médecin de spéculation, qui fait son fort, comme faisait Niphus, de la profession de philosophie. Ainsi j’aimerais mieux dire, que le jugement n’ayant pas été sa partie dominante, il s’est émancipé de parler de choses qu’il n’avait point vues, et d’y appliquer ses idées. Ce que Louis Guyon remarque, que cette princesse était de la maison des Colonnes, pourrait être vrai du côté maternel, et néanmoins il ne se serait pas bien exprimé. Nous avons vu que le cardinal Pompée Colonne l’appelle Joannam Aragoniam Columnam : c’est apparemment à cause qu’elle était mariée à Ascanio Colonna. On aurait peut-être critiqué avec plus de fondement Augustin Niphus sur le chapitre LXVIII du traité de Pulchro, où, après avoir dit qu’il n’y avait que Jeanne d’Aragon en ce temps-là qui méritât le nom d’heureuse, vu qu’elle possédait les deux parties de la félicité des femmes, savoir, la beauté et la chasteté, il parle tout aussitôt de Victoire Colonne, marquise de Pescaire, comme d’un exemple éclatant de la jonction de la beauté avec la pudicité.

(D) On a dit de Niphus, que sa qualité de médecin lui avait donné auprès de Jeanne d’Aragon des priviléges qui l’avaient enflammé d’amour. ] Il y a long-temps que les poëtes, et bien d’autres aussi, font des réflexions sur ce privilége des médecins. Voici comment Ovide fait parler l’amoureux Aconce :

Me miserum ! quòd non medicorum jussa ministro,
Astringoque manus, insideoque toro.
Et rursùs miserum ! quòd me procul indè remoto,
Quem minimè vellem, forsitan alter adest.
Ille manus istas astringit, et assidet ægræ,
Invisus superis, cum superisque mihi.
Dumque suo tentat salientem pollice venam,
Candida per causam brachia sæpè tenet,
Contrectatque sinus, et, forsitan oscula jungit,
Officio merces plenior ista suo est [* 1].


Rémi Belleau, dans son Commentaire sur le IIe. livre des Amours de Ronsard, prétend que le sonnet XLVI a été pris de cette épître d’Ovide. Voici les paroles de Ronsard :

Ha ! que je porte et de haine et d’envie
Au médecin qui vient soir et matin,
Sans nul propos, tastonner le tétin,
Le sein, le ventre, et les flancs de m’amie.
Las ! il n’est pas si soigneux de ma vie
Comme elle pense ; il est méchant et fin :
Cent fois le jour il la visite, afin
De voir son sein, qui d’aimer le convie.


  1. (*) Ovid., Heroïd. Epist. XX, vs. 133.
  1. Jovius, Elogior. cap. XCII.
  2. Naudæus, in Judicio de August. Nipho.
  3. Medicinam licet circitoris instar aut periodeutæ nunquàm exercuerit, optimè tamen callebat. Naudæus, in Judicio de Nipho.