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ARISTON.

alliance but-à-but, et il croit pourtant faire un sacrifice à ma faveur, en me demandant ma nièce. Tant il est vrai que lorsqu’on recherche les parentes d’un homme de grand crédit, on songe plus aux avancemens qu’il peut procurer, qu’à la dot de ses parentes.

(E) On varie sur ses dernières heures... Sénèque y a fait une lourde faute. ] Aristide, selon lui, fut condamné à mort : tous ceux qui le rencontrèrent, quand il allait au supplice, baissèrent les yeux en gémissant, excepté un fripon, qui lui cracha au visage. Aristide se mit à sourire, et dit aux magistrats qui l’accompagnaient : Avertissez ce personnage de ne pas ouvrir la bouche une autre fois si vilainement. C’est ainsi que Sénèque narre la chose : Ducebatur Athenis ad supplicium Aristides, cui quisquis occurrerat, dejiciebat oculos, et ingemiscebat non tanquam in hominem justum, sed tanquam in ipsam justitiam animadverteretur. Inventus est tamen qui faciem ejus inspueret : poterat ob hoc molestè ferre, quod sciebat neminem id ausurum puri oris. At ille abstersit faciem, et subridens ait comitanti se magistratui : « Admone istum ne posteà tam improbè oscitet [1]. » Lipse a fort bien remarqué sur ce passage que Sénèque a pris l’un pour l’autre. Il a donné à Aristide ce qu’il fallait donner à Phocion. C’est Phocion qui fut condamné à la mort ; c’est à lui que l’on cracha au visage, lorsqu’on le menait à la prison où il devait boire la ciguë ; et c’est lui qui, se tournant vers les magistrats qui l’accompagnaient, leur demanda si quelqu’un n’arrêterait pas l’insolence de ce cracheur [2]. Sénèque a tourné à sa manière ces paroles ; il y a mis une pointe : Verba noster etiam per argutiolam invertit [3]. Apparemment ce n’est pas la première fois qu’il a changé et les choses, et les paroles. Il serait à souhaiter qu’il fût le seul qui prît cette liberté. On aime trop à rapporter un bon mot, non pas tel qu’il a été dit au commencement, mais selon la forme qu’on croit la meilleure. Qu’il se soit trompé quant au fond, il est clair par le récit de Plutarque. Cet historien avoue que quelqu’un a dit qu’Aristide mourut exilé ; mais il réfute cela [4]. À plus forte raison, faut-il rejeter comme une fable ce que dit Sénèque. Notez que Lancelot de Pérouse n’a point relevé cette faute : il la connaissait peut-être, mais il aima mieux supposer cela comme un fait certain, afin d’avoir lieu de soutenir que l’injustice était plus grande dans ce siècle-là que la justice, puisque le sénat d’Athènes fit mourir une personne dont la vertu était si brillante [5].

  1. Seneca, Consol. ad Helviam, cap. XIII, pag. 785.
  2. Plut., in Phocione.
  3. Lipsius in Senecæ Consolat. ad Helviam, pag. 785.
  4. Plut., in Aristide, pag. 335.
  5. Voyez l’Hoggidi del Padre Secondo Lancelloti da Perugia, tom. II, pag. 399 et seq.

ARISTON, natif de l’île de Chios, s’écarta un peu des sentimens de son maître Zénon, le chef des stoïques, comme on l’a pu voir dans le Dictionnaire de Moréri, avec quelques-uns de ses dogmes. Pour ne pas redire ce qu’on trouve là, je me contenterai d’observer, que la raison pour laquelle il rejeta la logique et la physique, fut qu’il jugea que la logique ne nous sert de rien, et que la physique surpasse les forces de notre esprit [a]. J’ajoute à cela, qu’ayant retenu d’abord la morale, il en retrancha ensuite beaucoup ; car il voulut qu’on n’enseignât rien sur les devoirs particuliers du mari envers sa femme, ou du père envers ses enfans, ou du maître envers ses valets ; et qu’on enseignât seulement en gros ce que c’est que la sagesse. Sénèque l’en blâme avec raison (A), et montre que les préceptes particuliers

  1. Λέγων τὸν μὲν, εἶναι ὑπὲρ ἡμᾶς, τὸν δ᾽ οὐδεν πρὸς ἡμᾶς. Dicens alterum quidem esse supra nos, alterum verò nihil ad nos, Diogen. Laërt., lib. VII, num. 101.