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ARISTIDE.

commune, qu’une vertu distinguée. Cette réputation d’Aristide, de laquelle les Athéniens donnèrent un jour un témoignage si authentique en sa présence [1], n’a point éprouvé l’injure du temps ; elle s’est conservée dans tous les siècles : lisez ce passage d’Ausone :

Nec sola antiquos ostentat Roma Catones :
Aut unus tantùm justi spectator et æqui
Pollet Aristides veteresque illustrat Athenas [2].

(C) Il ne faisait point de scrupule de préférer l’utile à l’honnête, quand il s’agissait d’une affaire de politique. ] Voici un nouvel exemple de ce que nous avons dit ci dessus [3] touchant la Religion du Souverain. Aristide avait fait jurer une certaine chose aux Athéniens, et il avait lui-même prêté le serment en leur nom. Dans la suite, il leur conseilla de faire ce qu’ils trouveraient à propos pour l’utilité publique, et de le laisser chargé lui seul du parjure, pendant qu’ils se prévaudraient des circonstances favorables que la fortune leur présentait. C’était sa maxime générale, comme Théophraste l’observe : Καθ᾽ ὅλου δ᾽ ὁ Θεόϕραςος ϕησὶ τὸν ἄνδρα τοῦτον, περὶ τὰ οἰκε͂ια καὶ τοὺς πολίτας ἄκρως ὄντα δίκαιον, ἐν τοῖς κοινοῖς πολλὰ πράξαι πρὸς τὴν ὑπόθεσιν τῆς πατρίδος, ὡς συχνῆς ἀδικίας δεομένην. [4]. In universum hunc virum ait Theophrastus in rebus privatis et erga cives summè justum : in repub. tamen multa ad tempora patriæ quasi multa iniqua illa flagitaret perpetrâsse. Malheureux engagement que celui d’être assis au timon ! le bien de l’état ne demande pas une ou deux injustices pendant la vie d’un homme, il en demande plusieurs. Aristide n’en fut pas quitte peut-être pour cent. Notez que Cicéron nous en donne tout une autre idée [5].

(D) Il tirait un sujet de gloire de sa pauvreté. ] Il avait un parent fort riche, nommé Callias, qui se voyant accusé publiquement de ne lui pas fournir de quoi manger [6], le pria de témoigner devant les juges s’il n’était pas vrai qu’il n’avait jamais voulu recevoir les sommes que lui Callias lui avait très-souvent offertes, et s’il n’avait pas répondu qu’il se glorifiait de sa pauvreté, plus que Callias de ses richesses. Il répondit que oui. Sa raison était qu’on voyait beaucoup de gens qui se servaient bien ou mal de leurs richesses, mais qu’il était rare de trouver un homme qui supportât noblement la pauvreté [7]. C’était donc, dira-t-on, par un principe d’orgueil qu’il méprisait les richesses, c’est-à-dire, pour se distinguer de la foule. C’est un grand plaisir aux avares et aux ambitieux de pouvoir objecter cela à ceux qui ne leur ressemblent pas. Mais qu’y gagnent-ils ? Quand il serait vrai que tous les hommes agissent par un principe d’amour-propre, n’est-ce rien que de tirer sa gloire plutôt de ceci que de cela ? n’est-ce pas un assez juste motif d’admirer les uns, et de mépriser les autres ? Élien raconte une chose qui paraît d’abord peu compatible avec la pauvreté manifeste d’Aristide : Ceux qui avaient fiancé ses filles renoncèrent, dit-il, à ce mariage après sa mort ; c’est à cause, poursuit-il, qu’on connut alors son extrême pauvreté [8]. Il se trompe, ce me semble, dans son raisonnement. On connaissait cette pauvreté pendant la vie d’Aristide, mais on savait en même temps qu’il avait un grand crédit. Or, les âmes les plus vénales et les plus intéressées ne croient pas s’engager à un contrat désavantageux, en épousant toute nue, pour ainsi dire, la fille d’un favori qui a cent charges lucratives à sa disposition. Voilà ce qui pouvait faire que les filles d’Aristide, sans un sou de dot, trouvaient des partis pendant sa vie ; mais, lui mort, on n’avait plus rien à espérer : on les laissait donc là faute d’argent. Un bel-esprit [9] met dans la bouche d’un favori une réflexion judicieuse : Un tel se tiendrait honoré de mon

  1. Voyez ci-dessus le commencement de la remarque (H) de l’article Amphiaraus.
  2. Auson., in Mosellâ, vs. 386, pag. 415.
  3. Dans la remarque (H) de l’article d’Agésilaus II.
  4. Apud Plutarch., in Aristide, pag. 334, A.
  5. Cicero, de Officiis, lib. III, cap. XI, pag. 318.
  6. On concluait, en voyant Aristide si mal vêtu, qu’il manquait de pain. Plutarch., in Aristide, pag. 334.
  7. Idem, ibid.
  8. Æliani Var. Histor., lib. X, cap. XV.
  9. La demoiselle des Jardins, dans ses Exilés de la Cour d’Auguste.