Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/433

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
423
ARNAULD.

vie, d’en causer encore après leur mort. Celle d’Alexandre n’éteignit pas la guerre dans l’Asie : elle la ralluma au contraire avec plus de fureur, par l’ambition de ses lieutemans, qui se disputèrent long-temps la couronne. Il est arrivé quelque chose de pareil à M. Arnauld, s’il est permis de comparer un docteur à un conquérant. Sa mort, qui semblait devoir terminer tous les troubles qu’il avait causés durant sa vie, en a au contraire suscité de nouveaux. Chacun sait la manière indigne dont les jansénistes se sont déchaînés contre un saint abbé [1], pour s’être expliqué trop clairement dans cette occasion, en disant, au sujet du grand chef de parti qui venait de tomber dans la personne de M. Arnauld, Heureux qui n’en a point d’autre que celui de Jésus-Christ. Voilà ce que produisit la première nouvelle de la mort de M. Arnauld. Mais son cœur ayant été depuis rapporté en France, il ne put y rentrer sans y répandre encore des semences de division, par le démêlé qu’il fit naître entre M. Santeuil et les jésuites. » Plusieurs personnes se souviendront ici d’une plainte de Balzac contre l’épitaphe du père Goulu [2] ; mais si d’un côté les jésuites ont pu dire que le tombeau même de M. Arnauld leur faisait insulte, les jansénistes ont pu crier d’autre côté, que même dans le tombeau on ne laissait pas en repos ce théologien :

Et ce n’est pas assez de payer en la vie,
Il faut payer encore au delà du trépas [3].

(BB) M Perrault fut obligé à supprimer le feuillet qu’il destinait à M. Arnauld dans.... ses Hommes illustres de la nation française. ] Voici ce qu’on trouve dans une lettre qui fut rendue publique l’an 1697. « M. Perrault, de l’académie, a donné au public les Éloges des Hommes illustres de ce règne. M. Arnauld et M. Pascal y tenaient leur place à juste titre. Baptiste et Molière y sont dans leur rang, comme des illustres dans leur genre. Le livre était imprimé avec privilége, les portraits gravés. Il devait paraître il y a quatre mois ; mais les pères jésuites ont tant remué auprès des puissances, qu’ils ont fait donner ordre à l’auteur et au libraire de retrancher M. Arnauld et M. Pascal, et de supprimer leurs éloges... M. Arnauld a été un des plus grands hommes de ce siècle. Il a rendu service à l’Église, en combattant le calvinisme, et en défendant la foi de l’Eucharistie. Il a vécu et il est mort dans la communion de l’Église, et dans une parfaite obéissance au saint siége, qui aurait assurèrent récompensé son grand mérite, si la profonde humilité de ce savant personnage ne lui eût fait refuser plus d’une fois une des plus éminentes dignités de l’Église. Molière a vécu comme un impie, et il est mort comme un réprouvé dans l’excommunication. Cependant M. Arnauld est effacé du nombre des hommes illustres, et Molière y est conservé [4]. » On a fait ces réflexions-là par toute la France et dans les pays étrangers ; et l’on n’a pas oublié ce qu’a dit Tacite sur ce que l’image de Cassius, ni celle de Brutus ne parurent point aux funérailles de Junia : Præfulgebant Cassius atque Brutus eo ipso quòd effigies eorum non visebantur [5]. On a fait l’application de cette pensée à MM. Arnauld et Pascal ; les vers qui ont été faits là-dessus ont couru toute la terre, car ils ont été insérés dans les Nouvelles historiques et politiques qui se publient à la Haye tous les mois. Ajoutons que beaucoup de gens se figurent que les jésuites n’ont eu guère de prudence dans cette affaire, puisque le meilleur moyen d’attirer les yeux et l’attention du public sur ces deux illustres, était de faire que M. Perrault fût obligé de supprimer leur éloge et leur portrait. Cet acte ne pouvait servir qu’à rehausser le mérite que l’on voulait effacer : il menait tout droit au passage de Tacite ; et ce ne pouvait être qu’une vive source d’exclamations et de ju-

  1. C’est-à-dire l’abbé de la Trappe.
  2. Voyez la remarque (M), de l’article du père Goulu, général des feuillans.
  3. Ce sont deux vers de l’opéra qui fut joué l’an 1674 : il s’intitulait, ce me semble, le Triomphe d’Alceste.
  4. Lettres d’une dame de qualité à une autre dame savante, pag. 24, 25.
  5. Tacit., Annal., lib. III, in fin.