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ARNAULD.

gemens en faveur des deux personnes supprimées, et contre les instrumens de la suppression. Mais tout le monde n’est point demeuré d’accord de cette imprudence prétendue. Plusieurs connaisseurs en cette espèce d’affaires ont soutenu que la faction ennemie de M. Arnauld n’a rien fait qui ne ressente la plus fine et la plus sûre politique. Pensez-vous, disent-ils, que Tibère n’ait pas prévu les réflexions que l’on ferait sur ce que les effigies de Cassius et de Brutus ne seraient point vues parmi tant d’autres dans une pompe funèbre ? Il connaissait bien le relief de cette absence ; mais il trouva un plus grand inconvénient à laisser paraître ces deux assassins de Jules César parmi les images de leurs familles : c’eût été en quelque façon réhabiliter leur mémoire, et il était de son intérêt de ne faire aucune démarche qui tendît le moins du monde à cela. Les jésuites ont sans doute très-bien prévu aussi le relief de la suppression que M. Perrault ferait ; mais, tout bien compté, ils ont cru, en habiles gens, que ce serait un désavantage beaucoup plus petit, que de donner lieu à l’autre faction de se prévaloir de ce que M. Arnauld et M. Pascal seraient placés avec privilége sur le Théâtre des Hommes illustres. En les faisant disparaître, on se munit d’un nouvel acte qui peut servir dans le procès ; on les détient sous la flétrissure ; on empêche que personne ne puisse alléguer comme un signe de réhabilitation le privilége obtenu par M. Perrault : et, ce qui est bien considérable, on empêche que le public ne s’imagine qu’on n’a plus le même crédit qu’auparavant. Il n’est pas aisé de croire que le public se figurera que si les portraits et les éloges de ces deux messieurs ont une pleine liberté de se faire voir dans un ouvrage autorisé, c’est parce que les jésuites n’ont eu nulle envie d’y former aucun obstacle : il est plus naturel de croire qu’on prétendra qu’ils ne l’ont pu empêcher. Or c’est un jugement terrible ; les suites en peuvent être de conséquence : il faut donc le prévenir ; car les influences de la réputation sont d’une efficace extrême, soit pour avancer, soit pour reculer les événemens. Qui ne sait qu’en matière de commerce un marchand qui passe pour riche, et qui ne l’est pas, fait mieux ses affaires qu’un marchand qui serait riche, et qui passerait un pauvre ? Les autres conditions de la vie humaine sont semblables à celle-là, quant à ce point. Si c’est une imprudence de s’engager à certaines choses, c’est une imprudence encore plus grande de les abandonner après s’y être engagé. Il y va de l’honneur et de la gloire, et c’est tout dire. Ce principe n’est pas moins actif dans les guerres de robe longue, que dans les guerres proprement ainsi nommées [1]. Enfin, il est connu de tout le monde que, dans les procès de grande importance, l’une des parties se pourvoit contre toutes les démarches qui peuvent favoriser l’autre. La politique veut donc que l’on n’acquiesce point par son silence aux procédures des jansénistes. Il faut se précautionner, et contre les épitaphes, et contre les auteurs d’éloge, et multiplier les papiers du sac, afin de mieux soutenir le grand procès, et de mieux entretenir le problème ou la Question curieuse si M. Arnauld est hérétique ? Question étrange, et sur laquelle les catholiques romains prennent tous les jours, les uns l’affirmative, les autres la négative impunément. Ce qui montre qu’il y a dans le genre humain une source d’anarchie que l’on ne saurait boucher. Elle trouve principalement des conduits dans les corps ecclésiastiques ; car puisque l’église romaine n’a point le secret de fixer la liberté de dire le oui et le non à l’égard des mêmes choses, qu’elle autre église le pourra faire ? Les autres églises n’ont point comme celle-là des tribunaux que l’on reconnaisse infaillibles. Elles ne se gouvernent pas avec des airs d’autorité et de grand éclat comme celle-là. On doit donc moins s’étonner que des ministres protestans s’entr’accusent d’hérésie dans des livres imprimés, que de voir un grand docteur de Sorbonne déchiré comme un hérétique par la faction des molinistes,

  1. Marcellus multa magnis ducibus sicut non aggredienda, ita semel aggressis non dimittenda esse dicendo, qua magna famæ momenta in utramque parlem fierent, tenuit ne incœpto abiretur. Titus Livius, lib. IV, decad. III.