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ARTABAN IV.

pour apprendre la vérité de ce que je dis, ce serait à moi peine perdue ; car le pauvre malheureux confesse qu’il n’a point de livres, ni d’argent pour en acheter ; et à peine ceux qui ont des bibliothéques lui voudraient confier les leurs ; et puis il n’y entend du tout rien. Je me contenterai donc de l’envoyer étudier l’histoire des Turcs au bout du Pont-Neuf, où les colporteurs étalent leurs images, afin que, sans qu’il lui en coûte rien, il apprenne, dans les cartes où les empereurs des Turcs sont figurés en taille-douce, depuis quel temps les Ottomans sont devenus grands seigneurs : s’il y a huit cents ans, comme dit le paladin, ou bien si c’est depuis trois siècles seulement [1]. » J’ai rapporté tout ce long passage afin que l’on vît à peu de frais, et sans consulter les pièces de la fameuse dispute du général des feuillans, les manières rudes et grossières de ce temps-là [2] entre les auteurs qui étaient en guerre. Mais ne laissons point tomber la supercherie du père Goulu. N’ayant pas trouvé son compte dans μέγας βισιλεὺς, il supposa faussement que les mots μέγας δεσπότης sont dans Suidas. Ce n’était point se tirer d’affaire auprès des lecteurs habiles : cela ne servait qu’à imposer aux ignorans ; cela exposait partout ailleurs à la note de faussaire : tout bien compté, il se trouve que l’on critiqua justement son grand seigneur.

Au reste, le titre superbe de roi des rois était moins propre que celui de grand roi, à flatter l’orgueil des Orientaux ; car nous voyons qu’Artaban IV, pour se donner du relief, se fit nommer le grand roi. Il avait déjà eu, comme ses prédécesseurs, la qualité de roi des rois. Du temps de Pompée on la donnait communément au roi des Parthes ; et si Pompée ne se régla point sur ce formulaire en lui écrivant, ce fut pour l’amour des autres rois qui étaient venus lui rendre hommage [3]. Phraates se la donna dans une lettre qu’il écrivit à Auguste [4]. Suétone l’a donnée au roi des Parthes contemporain de Germanicus : c’est dans l’endroit où il raconte le regret qu’on eut de la mort de cet illustre Romain : Regulos quosdam barbam posuisse, et uxorum capita rasisse ad indicium maximi luctûs. Regum etiam Regem et exercitatione venandi et convictu Megistanum abstinuisse, quod apud Parthos justitii instar est [5]. Je ne m’étonne pas du goût d’Artaban, lorsque je considère que le titre de roi des rois a été beaucoup plus commun que le titre de grand roi. On a donné à Agamemnon le titre de roi des rois [6]. Diodore de Sicile assure qu’Osmanduas et Sésostris étaient qualifiés de cette manière, l’un dans son épitaphe [7], l’autre dans des inscriptions de colonne [8]. Ils avaient tous deux régné en Égypte glorieusement. Cyrus fut aussi qualifié de la sorte dans son épitaphe [9] ; et c’était un titre que l’on donnait à Tigranes, roi d’Arménie [10]. L’Écriture sainte le donne à Nabuchodonosor [11]. Notez que les rois de Perse, qui succédèrent aux rois des Parthes, continuèrent à se nommer rois des rois. Voyez la lettre de Sapor à Constantius, dans Ammien Marcellin [12], et les notes de Henri de Valois sur cet endroit-là. Voyez aussi Trébellius Pollion, dans la vie d’Aurélien, et les notes des commentateurs. Quelques auteurs veulent que les empereurs de Constantinople aient redoublé ce titre : Ils portaient en armoirie quatre B, que les nôtres appellent fusils, qui veulent dire βασιλεὺς βασιλέων βαςιλεύων βασίλευσι, c’est-à-dire, rois des rois, régnant sur les rois [13]. Disons en passant que c’était par faste qu’on laissait à un prince tributaire le nom de roi.

  1. Achates à Palémon, pour la défense de Phyllarque, pag. 43.
  2. C’est-à-dire, l’an 1628.
  3. Plutarch., in Pompeio, pag. 639, C.
  4. Dio, lib. LV, ad annum 748, pag. 636.
  5. Sueton., in Caligulâ, cap. V.
  6. Cicero, Epist. XIV, lib. IX, ad Familiar., pag. 31. Livius, lib. XLV, cap. XXVII.
  7. Diodor. Siculus, lib. I, cap. XLVII.
  8. Idem, ibid., cap. LV.
  9. Strabo, lib. XV, pag. 502.
  10. Plutarchus, in Lucullo, pag. 500, C.
  11. Voyez la Prophétie d’Ézéchiel, chap. XXVI, vs. 7.
  12. Ammian. Marcellin., lib. XVII, cap. V, pag. 163, ad ann. 357. Bisselius, Ruinarum illustr. dec. IV, pag. 445, dit faussement que Capitolin a parlé de cette lettre.
  13. Bodin, de la République, liv. I, chap. IX, vers la fin, pag. 211.