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ARTÉMIDORE.

lui-même invinciblement, puisqu’il déclare qu’il s’est dit d’Éphèse dans un grand nombre de livres. Il ne songeait donc pas à empêcher que l’on ne le confondît avec Artémidore le géographe. On le connaissait sans doute beaucoup mieux en qualité d’Éphésien, qu’en qualité de Daldien [1].

(B) En travaillant sur les songes il a choisi un sujet très-indigne d’un homme de jugement. ] Quand on ne serait point convaincu par sa propre expérience, qu’il n’y a rien de plus confus, ordinairement parlant [2], que les idées qu’on appelle songes, il ne faudrait que considérer les propres maximes de cet auteur, pour être persuadé que son art ne mérite pas l’attention d’un homme sage. Il n’y a point de songe qu’Artémidore ait expliqué d’une certaine manière, qui ne puisse souffrir une explication toute différente ; et cela, avec la même probabilité, et avec des rapports aussi naturels pour le moins, que ceux qui servent de fondement à cet interprète. Je ne dis rien du tort que l’on fait aux intelligences, à la direction desquelles il faut nécessairement que l’on attribue nos songes, si l’on veut y trouver un présage de avenir. Quelle manière d’enseigner leur donne-t-on ! Qu’elle serait indigne de leurs lumières, de leur gravité, en un mot de ce qu’elles sont ! Si elles ne savent pas mieux instruire, quelle ignorance ! si elles ne veulent pas mieux instruire, quelle malignité [3] ! Ne pourrait-on pas se plaindre mille fois de son bon ange, aussi-bien que de son mauvais génie, par ces paroles d’Énée :

Quid natum toties crudelis tu quoque falsis
Ludis imaginibus [4] ?


Ce qui me passe, c’est de voir qu’Artémidore ait tant travaillé à se persuader une doctrine qui pouvait lui causer mille chagrins : car ne devait-il pas craindre de songer ce que son art lui montrait comme un songe de mauvais augure ? Il avait trouvé par ses recherches que, quand un voyageur songe qu’il a perdu la clef du logis, c’est un signe qu’on lui a débauché sa fille [5]. Si Artémidore eût fait un tel songe hors de chez lui, n’eût-il pas cru qu’on laissait aller le chat au fromage dans sa maison ? Aurait-il eu bien à faire de savoir cela ? N’eût-il pas bien mieux valu que cette pensée ne fût pas venue ? Il nous conte qu’ayant songé que sa femme lui avait fait des insultes [6], il en fut le lendemain tout troublé, quand il vit venir vers lui un homme qui n’était pas de ses amis. Voilà comment, par la vertu de son Onirocrisie, il convertissait un mal imaginaire en un mal réel.

L’objection que je viens de faire, et que je fonde sur l’idée que nous donnent de la nature angélique les docteurs chrétiens, me paraît très-forte en supposant la vérité de cette idée ; mais si l’on suivait un système, différent de celui-là, et qui ne répugne point à la possibilité des choses, on affaiblirait beaucoup cette objection. Ce serait de dire, qu’il y a beaucoup d’esprits, non-seulement plus bornés que l’homme à certains égards par rapport à la manière de s’expliquer, mais aussi plus volages, et plus capricieux que l’homme. Que sait-on s’ils n’aiment pas à se divertir à nos dépens, et à nous faire courir après des énigmes, où ils mêlent tout exprès du puérile et du frivole, pour se procurer un spectacle plus ridicule ? Que sait-on si nous ne leur servons pas de jouet, comme les bêtes nous en servent ? Que sait-on s’ils ne trouvent pas dans le mouvement de nos esprits animaux un obstacle qu’ils ne peuvent vaincre, lorsqu’ils souhaiteraient de se rendre intelligibles ? Voyez la remarque (D) de l’article Majus. Quoi qu’il en soit, la raison veut que l’homme se garde bien de faire un art de cela, et qu’il considère un tel art comme la plus chimérique et la plus vaine de toutes les occupations.

(C) Il acheta tout ce qui avait été écrit sur l’explication des songes, ce

  1. Lucien, dans le Philopatr., le cite Ἀρτεμίδωρον τὸν Ἐϕέσιον.
  2. On ne prétend rien dire contre les songes extraordinaires dont il est parlé dans l’Écriture.
  3. Conférez avec ceci les Réflexions d’Artaban, fils d’Hystaspe. Voyez la remarque (O) de son article.
  4. Virgil., Æneïd., lib. I, vs. 407.
  5. Artem., lib. V, pag. 255, num. 17.
  6. Δόξας ὑπὸ τῆς ἑμαυτοῦ γυναικὸς ἐν ὕπνοις ὑϐρίζεσθαι. Cornarius traduit ainsi, per somnium visus sum mihi ab uxore meâ vituperiis et plagis impeti. Artemidor, lib. II, cap. LIII, pag. 144.