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ANAXAGORAS.

(F). Les physiciens qui le précédèrent n’ont point connu la vérité,.…. que les poëtes avaient tant chantée. ] On peut produire une foule de témoins pour ce fait-ci, qu’Anaxagoras est le premier philosophe qui ait donné l’arrangement de la matière à l’intelligence d’un premier moteur [1]. Thalès, Anaximander, Anaximènes, qui le précédèrent dans l’école d’Ionie, avaient tâché sans cela d’expliquer tout : Princeps Thales, unus è septem cui sex reliquos concessisse primas ferunt, ex aquâ dixit constare omnia. At hoc Anaximandro populari et sodali suo non persuasit. Is enim infinitatem naturæ dixit esse è quâ omnia gignerentur. Post ejus auditor Anaximenes infinitum aëra, sed ea quæ ex eo orirentur definita : gigni autem terram, aquam, et ignem, tum ex his omnia. Anaxagoras materiam infinitam, sed ex eâ particulas similes inter se minutas, eas primum confusas, poste in ordinem adductas mente divinâ [2]. Qui n’admirera que de si grands hommes aient été dans une si crasse ignorance ? Cette réflexion n’a pas été négligée par le jésuite Pérérius. Ferunt primos philosophorum, dit-il [3], Pherecydem Syrum, et Anaxagoram : illum quidem, immortalitatem animi nostri, hunc autem, Deum, quem ipse mentem vel intellectum vocabat, esse mundi, cunctarumque rerum opificem, Græcos docuisse : ut permirum sit, priores philosophos qui hæc ignorârunt, sapientûm nomen, et honorem habuisse ; et duas has res, quarum cognitio cunctis mortalibus oplatissima est, et ad benè pièque vivendum maximè necessaria, tam serò ad Græcorum notitiam pervenisse. Le père Thomassin avait là-dessus une pensée remarquable. « Tous les poëtes, dit-il [4], « qui avoient esté les plus anciens philosophes, et tous les sages des siècles fabuleux, comme on les appelle, n’ayant point cherché, ni célébré par leurs écrits d’autre cause que la première, et la divinité suprême : comment pouvoit-il se faire qu’aussi-tost après, Thalès et ses premiers successeurs ignorassent, ou laissassent dans le silence ce qui avoit fait l’occupation de tous les sages, et de tous les siècles jusqu’alors ? Il y a donc de l’apparence que ces premiers philosophes ioniens, présupposans ce qui estoit incontestable, et jusqu’alors incontesté de la première cause efficiente de toutes choses, ne parlèrent que des causes secondes qui avoient esté inconnues jusqu’alors, et qui n’avoient pas même esté recherchées. Ils craignirent que s’ils faisoient encore remonter jusqu’à Dieu tous les effets particuliers, on ne retombast dans la première accoutumance, où on avoit esté de négliger la recherche de toutes les causes secondes, et de se contenter de la première. Il en est de mesme des anges. Homère, et les autres poëtes ou philosophes très-anciens, les faisoient seuls auteurs de toutes choses sous les ordres de Dieu. Les disciples de Thalès, pour faire valoir l’efficacité des causes corporelles et immédiates, se passèrent de nommer les anges... Mais enfin Anaxagore jugea qu’en son temps le monde estoit capable de comprendre l’alliance et la subordination des causes corporelles sous les substances angéliques, et tant des unes que des autres sous la sagesse et sous la main toute-puissante de Dieu... C’estoit..…. simplement pour supposer les parties de la philosophie, dont tout le monde estoit assez instruit, que Thalès et ses disciples ne parlèrent ny de la morale, ny de la métaphysique, et afin qu’on donnast toute son attention à celle qui n’avoit pas encore esté cultivée. Mais comme on s’aperceut que la connoissance des causes secondes estoit peu certaine, et qu’il y avoit à craindre qu’elle ne fist oublier la science de Dieu, des anges et des mœurs, qui estoit et plus constante, et plus utile, et plus nécessaire, Anaxagore, Socrate et Platon rendirent à la théologie et à la morale leur lustre et leur crédit anciens. »

Voilà une belle pensée, voilà une idée ingénieuse : mais elle a peut-être

  1. Voyez ci-dessus les citations 73-82.
  2. Cicero, Academ. Quæst., lib. II, cap. 37.
  3. Pererius, de communibus omnium rerum naturalium Principiis, lib. IV, cap. IV, pag. 206.
  4. Thomassin, Méthode d’étudier et d’enseigner la Philosophie, liv. I, chap. XIV, pag. 162, 163. Voyez aussi pag. 165.