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ANAXAGORAS.

règles. Toutes les sectes de philosophie, parmi les chrétiens, se font ce reproche les unes aux autres, sans néanmoins s’entr’accuser d’hétérodoxie à l’égard du concours universel de Dieu, la cause première de tous les êtres. C’est pourquoi, si l’on n’avait pu se plaindre d’Anaxagoras, que parce qu’en expliquant plusieurs effets de la nature il raisonnait mal, sans esprit, et sans justesse, on aurait eu très-grand tort de lui reprocher qu’il abandonnait ou qu’il gâtait la supposition qu’il avait admise d’une intelligence préposée à la production du monde. Il faut donc que ce reproche ait été fondé, non pas sur les explications impertinentes qu’il pouvait donner, mais sur ce qu’il en donnait au préjudice et à l’exclusion de cette intelligence. En second lieu, Eusèbe se fortifie d’un long passage de Platon, où il y a une plainte qu’Anaxagoras expliquait les choses sans recourir à l’intelligence, ni aux causes de la beauté et de l’ordre de l’univers ; mais qu’il s’arrêtait à l’air, à l’éther, à l’eau, etc., comme à la cause des êtres [1]. Qui ne voit dès là qu’il est très-probable qu’Eusèbe voulait parler du même défaut ? Je dis en troisième lieu qu’Anaxagoras, comme nous l’apprend Plutarque, enseignait que certaines choses arrivent par nécessité, d’autres par la destinée, d’autres par délibération, d’autres par fortune, et d’autres par cas d’aventure : Ἃ μὲν γὰρ εἶναι κατ᾽ ἀνάγκην, ἃ δὲ καθ᾽ ἑιμαρμένην, ἃ δὲ κατὰ προαίρεσιν, ἃ δὲ κατὰ τυχὴν, ἃ δὲ κατὰ τὸ αὐτόματον [2]. Fieri enim alia necessariò, alia fato, alia instituto animi, alia fortè fortunâ, alia casu. Il ne faut point douter que, dans le détail de ces distinctions inexplicables, il ne dérobât à l’intelligence divine plusieurs événemens, et que cela n’ait donné lieu à la plainte de Clément Alexandrio, copiée par Eusèbe.

Je ne sais si l’on doit mettre entre les erreurs d’Anaxagoras ce qu’il disait de notre main. Il assura qu’elle avait été la cause de la sagesse et de l’industrie de l’homme. Plutarque lui en a fait un procès. Le contraire de cela est véritable, dit-il [3] : car l’homme n’est pas le plus sage des animaux, pour autant qu’il a des mains ; mais pour ce que de sa nature il est raisonnable et ingénieux, il a aussi de la nature obtenu des outils qui sont tels. Comme on n’a point les livres d’Anaxagoras, on ne saurait décider s’il a donné lieu à cette censure ; mais je ne saurais croire qu’il la mérite. Son système l’engageait à penser tout autrement là-dessus, que ne pensaient les philosophes qui attribuaient au hasard la formation de tous les êtres dont le monde est composé. Ce dogme impie les engagea à soutenir que les organes n’avaient pas été donnés à l’homme, afin qu’il s’en servît ; mais qu’ayant trouvé que ses organes étaient propres à certaines fonctions, il les employa à cet usage. Voyez le quatrième livre de Lucrèce [4].

Notez ces paroles d’un père de l’Église : Anaxagoras autem, qui et Atheus cognominatus est, dogmatisavit facta animalia decidentibus è cœlo in terram seminibus, quòd et hi ipsi in matris sucæ transtulerunt semina, et esse hoc semen seipsos statìm confitentes apud eos qui sensum habent, et ipsos esse quæ sunt Anaxagoræ irreligiosi semina [5]. Vous y apprenez qu’Anaxagoras était surnommé Athée, et que saint Irénée l’a traité d’impie. Vossius ne s’en plaint point : il dit seulement que Justin martyr, dans l’Exhortation aux Grecs, a nommé athée ce philosophe ; et il fait sur cela quelques réflexions [6]. Je n’ai rien trouvé de semblable dans ce livre de Justin martyr, et je pense que Vossius eût mieux fait de réserver ses excuses pour saint Irénée. Si Justin Martyr en a besoin, c’est seulement pour avoir tronqué le dogme d’Anaxagoras. Il en supprime le bel endroit : il ne dit rien de l’entendement, premier moteur ; il se contente de parler de ses homœoméries [7].

  1. Voyez ce que je dirai sur cela dans la remarque (R).
  2. Plutarch., de Placit. Philosophor., lib. I, cap. ult., pag. 885. Voyez aussi le passage cité par M. Ménage in Diog. Laërt., lib. II, num. 6, et tiré d’un Livre attribué faussement à Galien : c’est ϕιλοσόϕου ἱςορία.
  3. Plutarch., de Amicitiâ fraternâ, init. pag. 478 : je me sers de la Version d’Amiot.
  4. Lucret., lib. IV, vs. 821, et seq.
  5. Irenæus, lib. II advers. Hæres., cap. XIX.
  6. Vossius, de Orig. et Progr. Idololat., lib. I, cap. I, pag. 5.
  7. Just. Martyr. Orat. ad Græcos, pag. 4.