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ARTÉMISE.

l’un de ces concurrens : ce n’est que son nom de ville, un peu altéré, car il faudrait dire Naucratites [1]. Olivier les nomme Theopompus, Theodates et Naucrates [2]. Si l’on veut préférer Aulu-Gelle à Suidas, de quoi je suis bien d’avis, il faudra dire qu’il y a une faute dans celui-ci à l’endroit où nous lisons, ἅμα τῷ Ἐρυθραίῳ Ναυκρατίτῃ διηγωνίσατο [3], unà cum Erythræo Naucratitâ certavit. Photius favorise Aulu-Gelle, puisqu’il suppose que Naucrates d’Érythrée était l’un des concurrens de Théopompus [4]. D’un côté ou d’autre, on a pris le nom propre pour le nom de ville. Notez que Cicéron [5], Denys d’Halicarnasse [6] et Quintilien [7], parlent d’un Naucrates, disciple d’lsocrate. Au reste, le passage de Plutarque a été traduit par Amiot tout autrement que par Volfius, et par Xylander. Ceux-ci trouvent que le Panégyrique de Mausole, par Isocrate, était perdu ; mais, selon Amiot, c’est tout le contraire. Isocrate, dit-il, combattit au jeu de prix que la reine Artémisia institua sur le tombeau de son mari Mausolus, et on trouve encore là l’oraison qu’il y fit à la louange du défunt. La diverse manière d’accentuer a produit sans doute ces traductions différentes : les uns ont lu τὸ δὲ ἐγκώμιον οὐ σώζεται, sed ea laudatio non extat ; les autres ont lu τὸ δὲ ἐγκώμιον ὀ͂υ σώζεται, hæc autem laudatio ibi servatur. Voilà comment la fortune se joue des manuscrits : un point ôté, ou ajouté, ou changé, fait passer les choses du oui au non.

(D) Quelques écrivains lui font faire des conquêtes très-vigoureuses. ] Je ne parle pas de la harangue de Démosthène, qui a été citée ci-dessus [8], quoiqu’il soit certain, par la manière dont cet orateur s’exprime, qu’on ne se représentait point Artémise, dans Athènes, comme une veuve désolée qui séchait sur pied, et qui négligeait les affaires de son royaume, pour ne songer qu’à la mémoire de son mari. Les Athéniens la considéraient comme une femme qui était en état de se faire craindre, car l’une des raisons que Démosthène eut à combattre était tirée des mouvemens qu’Artémise pourrait faire, si les Athéniens se mêlaient des intérêts du peuple de Rhodes. Je laisse cela, pour passer à quelque chose de plus fort. Vitruve nous dit qu’après la mort de Mausole les Rhodiens, indignés qu’une femme dominât dans la Carie, entreprirent de la détrôner [9]. Leur dessein échoua promptement, par un stratagème d’Artémise, qui fut promptement suivi d’un autre qu’elle exécuta en personne, avec tant de vigueur et tant de bonheur, qu’elle se vit maîtresse de Rhodes en très-peu de temps. Elle y fit dresser un trophée de sa victoire, avec deux statues de bronze, dont l’une représentait la ville de Rhodes, et l’autre représentait Artémise, qui marquait d’un fer chaud cette ville-là. Vitruve ajoute que les Rhodiens n’osèrent jamais ôter de sa place ce trophée, car c’était une chose que la religion défendait, mais qu’ils l’environnèrent d’un édifice qui en dérobait la vue. Voit-on là l’état d’une veuve inconsolable, qui ne fait que gémir et soupirer, et qui use tellement sa vie par sa tristesse, qu’elle en vient à bout dans deux ans. Qu’on ne me dise point que Vitruve parle de l’autre Artémise : je sais bien que M. Chevreau l’a cru [10] ; mais deux raisons invincibles réfutent cette pensée ; car, premièrement, l’Artémise de Vitruve avait été femme de Mausole ; en second lieu, elle s’empare d’une ville qui ne fut bâtie que pendant la guerre du Péloponnèse, lorsque Xerxès et Artémise n’étaient plus au monde. Ἡ δὲ νῦν πόλις ἔκτισθη κατὰ Πελοποννησιακὰ ὑπὸ τοῦ αὐτοῦ ἀρχιτέκτονος, ὥς ϕασιν, ἱϕ᾽ οὗ καὶ ὁ Πειραιεύς [11]. Urbs quæ nunc est, Peloponnesiaci belli tempore extructa est ab eo ipso architecto, ut aïunt, qui Peiræum

  1. Moréri et Hofman disent Naucrites.
  2. Olivar., in Valer. Maxim., pag. 395, edit. lugd. Bat., ann. 1655.
  3. Suidas, in Ἰσοκράτης.
  4. Photius, in Biblioth., cod. CLXXVI, pag. 392.
  5. Cicero, de Orat., lib. III, et in Oratore.
  6. Dion. Halicarn., in Judicio de Isæo, pag. 228.
  7. Quintil., lib. III, cap. VI, initio.
  8. C’est celle de Libertate Rhodiorum, à la page 78 de ses Œuvres, édition de Genève, en 1607, in-folio.
  9. Vitruvius, de Architect., lib. II, cap. VIII.
  10. Chevreau, Histoire du monde, liv. VII, chap. III.
  11. Strabo, lib. XIV, pag. 450.