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ANAXAGORAS.

affecti fuisse mihi videntur. Il est certain que les poëtes les plus orthodoxes ont fort erré sur la nature de Dieu ; car Orphée, qui chanta que Dieu fit le ciel, ne le traite que de premier-né de toutes les créatures, et lui donne l’air pour père : Πρωτόγονος Φαέτων περιμήκεος ἠέρος ὐιός [1]. Diogène Laërce prétend qu’Anaxagoras emprunta du poëte Linus l’un de ses dogmes [2] ; mais ce ne fut pas à l’égard de l’entendement premier moteur. Notez qu’Aristote, sur ce point-là, met beaucoup de différence entre Anaxagoras et Thalès [3]. Finissons ceci par un beau passage de Théodoret ; nous y verrons que les philosophes, qui précédèrent celui dont je fais ici l’article, ne virent goutte dans la doctrine de la première cause : Ἀναξαγόρας.... τῶν πρὸ αὐτοῦ γεγενημένων ϕιλοσόϕων οὐδὲν περαιτέρω τῶν ὁρωμένων
νενοηκότων, πρῶτος νοῦν ἔϕησεν ἐϕεςάναι τῷ κόσμῳ, καὶ τοῦτον εἰς τάξιν ἐκ τῆς ἀταξίας ἀγαγε͂ιν τὰ ςοιχεῖα [4]. Anaxagoras.... cùm superiores philosophi nihil ultra ea que oculis videntur, excogitâssent, primus mentem mundo insedisse dixit, eamque ex confusione in ordinem elementa disposuisse.

(G) J’examinerai si la doctrine des homœoméries ne renfermait pas beaucoup de contradictions. ] Je ne me servirai point des argumens d’Aristote [5], quelque subtils et quelque solides qu’ils puissent être ; et s’il se trouve que mes réflexions aient du rapport aux siennes, ce sera un pur hasard.

I. Nous avons vu [6] pourquoi Anaxagoras voulait que chaque chose fût composée de particules semblables : il voulait éviter par-là qu’un corps ne fût fait de rien. Or, comme les alimens les plus simples peuvent être la matière dont toutes les parties d’un animal se nourrissent, il fallait qu’il avouât que l’herbe d’un pré contient actuellement des os, et des ongles, et des cornes, beaucoup de sang, beaucoup de chair, beaucoup de peaux et de poils, etc. Elle n’était donc point composée de particules semblables ; elle était plutôt un assemblage de toutes sortes d’hétérogénéités : à quoi servait donc la doctrine des homœoméries ? Ne fallait-il pas qu’il l’abandonnât dans tous les cas particuliers, après l’avoir supposée dans le général ? Ce que j’ai dit de l’herbe ne convient-il pas au lait, au vin, à l’eau, au pain, et à une infinité d’autres choses ? Y a-t-il aucun corps qui ne serve de matière à plusieurs autres, dans les changemens qu’on appelle génération et corruption ? Voici donc de premiers principes, qui sont homogènes, et qui ne le sont point. Ils le sont dans la supposition d’Anaxagoras, et ils ne le sont point en effet, puisque les mixtes devant être selon lui de la même nature que leurs principes, et n’étant qu’un assemblage de parties dissemblables, il s’ensuit que les principes sont hétérogènes. Je retoucherai ceci dans le paragraphe V.

II. Il se trouvera de plus que tous les noms ont été mal imposés : car, par exemple, si tout le sang des animaux avait été dans les herbes qu’ils ont mangées, elles méritaient mieux le nom de sang, que celui de foin. Anaxagoras répondait que certaines particules étant plus nombreuses dans un mixte, ou placées à la surface, le faisaient paraître uniforme, et lui procuraient un nom spécifique [7]. Lucrèce a réfuté cette réponse par les fausses conséquences qui en émanent. « Il résulterait de là, dit-il [8], que quand on brise les grains, on en tirerait quelques particules de sang, ou de quelqu’un des autres organes dont notre corps est composé. Or cela est contraire à l’expérience. »

Linquitur hic tenuis latitandi copia quædam ;
Id quod Anaxagoras sibi sumit, ut omnibus omnes
Res putet immistas rebus latitare ; sed illud
Apparere unum, cujus sint pluria mixta,
Et magis in promptu, primâque in fronte locata.
Quod tamen a verâ longè ratione repulsum est.
Conveniebat enim fruges quoque sæpè minutas,
Robore cùm saxi franguntur, mittere signum
Sanguinis, aut alium, nostro quæ corpore aluntur.

  1. Lactant., lib. I, cap. V.
  2. Diog. Laërt., in Proœm. num. 4.
  3. Arist., de Animâ, lib. I, cap. II, pag. 479.
  4. Theodoretus, de Græc. Affect. Serm. II, pag. 489.
  5. Voyez le chapitre VII du Ier. livre de sa Métaphysique, et le chap. IV, du Ier. livre de sa Physique.
  6. Ci-dessus dans la remarque (C).
  7. Voyez Aristotel. Physic., lib. I, cap. IV, pag. 456.
  8. Lucret., lib. I, vs. 874.