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ANAXAGORAS.

Consimili ratione herbas quoque sæpè decebat,
Et laticis dulces guttas, similique sapore
Scilicet et glebis terrarum sæpè friatis
Herbarum genera, et fruges, frondesque videri
Dispertita, ac in terris latitare minutè :
Postremò in lignis cinerem fumumque videri,
Cum præfracta forent, ignesque latere minutos.
Quorum nil fieri quoniam manifesta docet res,
Scire licet non esse in rebus res ita mixtas.

Cette réfutation n’est pas mauvaise ; car enfin mêlez comme il vous plaira diverses sortes de grains ; prenez cent fois plus de blé que d’orge ; mettez toujours les grains d’orge autant qu’il vous sera possible dans une enceinte de grains de blé : que gagnerez-vous ? Ferez-vous accroire qu’il n’y a là que du blé ? Demeurerait-on dans cette erreur, après même que l’on aurait éparpillé votre monceau ? Ne verrait-on jamais paraître quelques grains d’orge ? Fables et rêveries que tout cela. Anaxagoras n’eût pu résoudre cette objection, qu’en supposant que chaque partie sensible d’un grain de blé est tellement conditionnée, que les hétérogénéités y sont en plus petit nombre, et enveloppées des particules du blé ; et que de là vient, qu’en brisant le blé entre deux meules, nous ne découvrons jamais les parties hétérogènes ; mais si nous portions la division jusqu’aux particules insensibles, ce serait alors que le sang, la chair, les os, etc. se montreraient à des yeux plus fins que les nôtres. En un mot, il ne se peut tirer de ce mauvais pas que par la divisibilité à l’infini ; et c’est imiter un homme qui, pour éviter un coup d’épée, se précipite à corps perdu dans un abîme d’une profondeur inconcevable. Mais attachons-nous seulement aux difficultés qui enferment quelque sorte de contradiction.

III. Je dis en troisième lieu, qu’Anaxagoras devait supposer que les particules semblables se trouvaient, et en plus grand nombre et en plus petit nombre dans le pain : en plus grand nombre, puisque ce composé s’appelait du pain : en plus petit nombre, puisque peu d’heures après que le pain a été mangé, il s’appelle chyle, et ne montre dans toutes ses particules sensibles, que les qualités du chyle. On comprendra plus facilement cette objection, si l’on compare la pâte avec le blé, ou le pain avec la pâte. On verra qu’il fallait que ce philosophe demeurât d’accord, que les homogénéités étaient tout ensemble et plus nombreuses, et moins nombreuses, dans un même mixte : dans la pâte, par exemple ; car, pendant qu’elle est pâte, elle contient plus de corpuscules de pâte que d’une autre espèce de corps ; mais, quand elle est convertie en pain, elle contient moins de corpuscules de pâte que de pain ; et cependant les corpuscules de pain ne sont venus que de la pâte.

IV. Voici une autre contradiction. C’est se contredire, que d’établir une hypothèse qui ramène d’un côté l’inconvénient qu’on lui veut faire chasser de l’autre. Voilà le mal du système d’Anaxagoras. Ce philosophe, ayant supposé que les parties de la matière avaient été éternellement dans un état de confusion ; c’est-à-dire, que les plus petits corpuscules homogènes avaient été entourés partout de corpuscules hétérogènes, supposa qu’enfin une intelligence chassa ce désordre, par la séparation des particules semblables d’avec celles qui ne leur ressemblent point. Mais il renversait lui-même sa supposition, puisqu’il se voyait contraint d’avouer que toutes sortes d’homœoméries étaient mêlées ensemble dans tous les corps ; et cela, quant aux particules insensibles. Il y avait, selon lui, une infinité de petits os et de petites gouttes de sang, etc., dans chaque brin d’herbe, et dans chaque morceau de pain : tout était mêlé dans tout, puisque chaque chose se faisait de chaque chose : Διó ϕασι πᾶν ἐν παντὶ μεμίχθαι, διóτι πᾶν ἐκ παντὸς ἑώρων γινόμενον [1]. Quapropter inquiunt quodque in quolibet esse mistum, quia quodlibet ex quovis oriri videbant. Ἀναξαγóρας μεμίχθαι πᾶν ἐν παντί ϕησι [2]. Anaxagoras omne in omni misceri ait. Quel plus grand état de confusion voulez-vous voir que celui-là ? Platon en jugeait ainsi ; car plus d’une fois il emploie la doctrine d’Anaxagoras comme un symbole de chaos : Κἂν εἰ συγκρίνοιτο μὲν πάντα, διακρίνοιτο δὲ μὴ, ταχὺ ἂν τὸ τοῦ Ἀναξαγóρου γεγονὸς εἴη, ὁμοῦ πάντα χρήματα [3]. Proindè si confunderentur quidem omnia, nunquàm

  1. Aristotel. Physic., lib. I, cap. IV, pag. 256, G.
  2. Idem, Metaphys., lib. III, cap. V, pag. 671, C.
  3. Plato in Phædone, pag. 54.