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ANAXAGORAS.

trissant, c’est-à-dire, en mêlant et en combinant d’une autre manière ses corpuscules.

Je n’objecte point à ce philosophe, qu’il reconnaissait de la différence entre les parties de la matière avant qu’elles fussent mues. Cette objection m’a semblé toujours très-faible : je conçois très clairement que la division suppose la distinction, et qu’une cheville de fer fichée dans une pièce de bois, et parfaitement en repos autour du bois parfaitement en repos, est aussi différente du bois, que si elle se mouvait, et le bois aussi.

VIII. Je passe à la dernière objection. Qu’arriverait-il, si l’on accordait gratuitement à ce philosophe, que la même nécessité qui fait exister les corps, les fait exister distincts en une infinité d’homœoméries, dont chacune doit demeurer nécessairement toujours entière ; la nature des choses ayant été telle qu’il fallait que dans chaque espèce il y eût des bornes fixes, comme l’on dit ordinairement qu’il y a un minimum quod sic [1], dans chaque espèce de corps vivant ? Cette concession gratuite ferait-elle beaucoup de bien à l’hypothèse d’Anaxagoras ? N’aurait-il point par-là l’incorruptibilité, et l’immutabilité intérieure de ses premiers principes ? Ne seraient-ils pas un si petit os, qu’en devenant un peu plus petit par la division actuelle de leurs parties, ils ne seraient plus un os, et ainsi des autres espèces ? et ne serait-ce pas un signe que la nécessité de la nature les a faits indivisibles ? J’en conviendrais : mais on ne ferait qu’éviter un mal par un autre. Je trouverais ensuite ce défaut dans le système : c’est que le Νοῦς, ou l’entendement, y entrerait contre les règles ; on le ferait venir pour l’ouvrage le plus facile, après avoir donné le plus difficile à une nécessité aveugle. Absolument parlant, il est très-vrai que tout philosophe qui veut donner de bonnes raisons de l’arrangement que l’on voit dans les parties de univers, a besoin de supposer une intelligence qui ait produit ce bel ordre. Il ne doit point craindre que des personnes raisonnables lui reprochent qu’il imite certains poëtes qui font descendre sur le théâtre un Dieu de machine, pour dénouer des difficultés qui n’en valent pas la peine. Mais, si, après avoir supposé que les homœoméries ont été formées sans la direction d’aucune cause intelligente, il supposait une telle cause qui les eût démêlées et arrangées, on lui pourrait dire qu’il imite ces poëtes-là, au mépris des règles [2]. Pour voir aisément la force de cette objection, il suffit de prendre garde qu’il est beaucoup plus difficile de faire de bonnes montres, que de les tirer d’un tas de médailles, et de coquillages, avec quoi elles auraient été mêlées, et puis de les ranger, et de les mêler d’une meilleure façon. Un petit apprenti, un enfant, ferait ce triage et ce nouvel arrangement. Chacun m’avouera que la formation des hommes [3] est un ouvrage qui demande plus de direction et d’habileté, que n’en demande l’art de les ranger selon les évolutions militaires. La plupart des philosophes modernes supposent que les lois générales de la nature suffisent à faire croître le fœtus, pourvu qu’il ait été dans la semence bien formé, bien organisé ; mais ils supposent que ces petits animaux organisés dans la semence sont l’ouvrage du Créateur infiniment puissant et infiniment habile. Ils croient donc que la principale difficulté, celle qui demande le plus la direction d’une intelligence, consiste dans la première formation d’une machine organisée, c’est-à-dire, dans la construction de ces petits animaux qu’ils supposent être dans la semence. Chacun de ces petits animaux est à proprement parler une homœomérie d’Anaxagoras. Il est donc plus malaisé de former des homœoméries, que de faire croître les animaux par le moyen de la nourriture. C’est donc pour expliquer la formation des homœoméries, que l’on a principalement besoin d’un entendement ; car toute homœomérie est un certain assemblage d’une infi-

  1. C’est-à-dire un degré de petitesse au-dessous duquel l’animal, une fourmi, par exemple, ne pourrait pas être une fourmi.
  2. Nec Deus intersit, nisi dignus vindice nodus Inciderit. Hor. de Arte Poët. vs. 191.
  3. On n’entend point ici ce que les pères et les mères y contribuent : on entend, non pas la cause matérielle, mais la cause efficiente, qui organise le fœtus, et qui construit cette admirable machine.