Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
48
ANAXAGORAS.

mouvement a commencé ? Ces trois objections, et quelques autres, embarrassent étrangement tous ceux qui admettent une matière éternelle, incréée, et distincte de l’Être divin ; mais, comme ce sont des difficultés qu’on peut alléguer aussi-bien contre d’autres philosophes, que contre Anaxagoras, il ne serait pas à propos de s’y arrêter. J’éclaircirai seulement un peu la dernière. Il est certain que la production d’une qualité distincte de son sujet ne diffère point d’une vraie création. C’est ce que les philosophes modernes [1] prouvent démonstrativement aux aristotéliciens, qui admettent une infinité de formes substantielles et accidentelles, distinctes de la matière ; car, puisqu’elles ne sont point composées d’aucun sujet préexistant, il s’ensuit qu’elles sont faites de rien. La meilleure réponse que puissent faire les sectateurs d’Aristote, est de rétorquer cette objection, et de dire que les cartésiens sont donc obligés de reconnaître, que le mouvement ne se peut produire que par création. Les cartésiens avouent cette conséquence : ils n’attribuent qu’à Dieu la production du mouvement ; et ils disent que mouvoir la matière, n’est autre chose que la créer dans chaque moment, en différens lieux. Concluez de tout ceci, qu’Anaxagoras et plusieurs autres se contredisaient lorsque, d’un côté, ils ne voulaient pas admettre que de rien on pût faire quelque chose ; et qu’ils avouaient de l’autre, que le mouvement, ou quelque autre modification, avait commencé dans le chaos éternel [2]. Mais, laissant cela, attachons-nous seulement aux difficultés qui ne concernent qu’Anaxagoras.

VII. Je lui allègue cette maxime : Toutes les choses qui sont distinctes entre elles, peuvent être séparées les unes des autres : et je conclus de là, que chaque homœomérie peut être divisée à l’infini en plusieurs portions ; car elle est composée de toutes sortes de principes mêlés ensemble. Puis donc que le mouvement est un principe nécessaire de division, et que Dieu a produit le mouvement dans la matière, il s’ensuit que, par cette force motrice, il a pu porter la désunion dans chaque partie de l’univers, et mettre en pièces quelque homœomérie que ce soit que vous voudriez prendre pour une unité. Si elle était un atome d’Épicure, un corps parfaitement simple, parfaitement unique, exempt de toute composition. J’avoue que rien ne le pourrait diviser ; mais Anaxagoras ne reconnaît point de tels corps, ni aucune homœomérie, pour si petite qu’elle soit, qui ne renferme une infinité de corpuscules distincts, et différens même en qualité les uns des autres. Il est donc vrai, que ce qu’il nomme premiers principes est une chose aussi sujette à destruction, que les corps les plus composés, qu’un bœuf, par exemple : cela, dis-je, est très-vrai, lors même que l’on suppose que les homœoméries existent éternellement par elles-mêmes ; car il suffit qu’une cause externe les puisse faire passer du mouvement au repos, quoiqu’elle n’ait pas la puissance, ni de les faire exister, ni de les anéantir. Le recours au progrès à l’infini serait inutile dans cette rencontre. On ne pourrait pas me répliquer, que les homœoméries étant composées d’une infinité de corpuscules, celles qui font un petit os peuvent être divisées à l’infini sans cesser d’être un petit os : elles deviennent seulement un plus petit os, après chaque division. Cette réplique n’est point bonne ; car il y a deux choses à considérer dans chaque homœomérie ; 1°. Qu’elle contient une infinité de particules, et cela lui est commun avec les autres ; 2°. que les particules sont rangées d’une certaine manière, et cela lui est particulier : c’est sa forme spécifique, c’est son essence, c’est par là qu’elle est, ou un petit os, ou une petite goutte de sang, plutôt que toute autre espèce de premiers principes. Afin donc d’ôter à une homœomérie d’os, son essence et son espèce, il suffit d’arranger d’une nouvelle façon les corpuscules qui la composent. Or dès là qu’un entendement, premier moteur, a pu diviser les corps, et les démêler les uns des autres, il a pu déranger les corpuscules de chaque homœomérie particulière, et leur donner une autre combinaison ; il a donc pu les faire changer d’espèce, comme l’on en fait changer à la farine en la pé-

  1. Voyez Gassendi, Phys. Sect. I, lib. VII, cap. II.
  2. Method. apud Phot., Cod. CCXXXVI, pag. 943.