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ANAXAGORAS.

deux, soient situés comme ils le sont, et que six yeux placés autour de la tête feraient du désordre dans notre corps et dans l’univers ? On peut raisonnablement prétendre, qu’afin de donner à l’homme six yeux autour de la tête, sans s’écarter néanmoins des lois générales de la mécanique, il eût fallu déranger de telle sorte les autres organes, que le corps de l’homme eût été formé sur un autre plan et fût devenu une autre espèce de machine : mais on ne saurait donner de cela aucunes raisons particulières ; car tout ce que vous pourriez dire serait combattu par des objections aussi vraisemblables que vos preuves. Il faut s’arrêter à cette raison générale, la sagesse de l’ouvrier est infinie ; l’ouvrage est donc tel qu’il doit être. Le détail nous passe ; ceux qui veulent y entrer ne se sauvent pas toujours du ridicule [1].

Au reste, nous pouvons prouver par ce discours de Socrate, qu’il n’avait pas été le disciple d’Anaxagoras ; car, s’il l’eût été, eût-il eu besoin d’apprendre d’un homme qui lisait les livres d’Anaxagoras, que l’on y établissait un entendement pour la cause de toutes choses [2] ?

(S) Socrate négligea l’astronomie à cause qu’Anaxagoras, qui s’y était extrêmement appliqué, s’égara beaucoup. ] Afin qu’on voie plus nettement les pensées de Socrate là-dessus, je rapporterai un peu au long les paroles de son historien. « Il estoit d’avis qu’on employast quelque temps à l’astronomie, afin de pouvoir connoistre quelle heure il est aux estoilles, en quel jour du mois et en quelle saison de l’année on est ; pour sçavoir quand il faut relever une sentinelle durant la nuit, quand il est à propos de se mettre sur la mer, ou de faire voyage ; et il disoit que cela se pouvoit apprendre facilement dans l’entretien des matelots, ou de ceux qui chassent de nuit. Mais de vouloir pénétrer plus avant, jusqu’à connoistre quels astres ne sont pas en mesme déclinaison ; de vouloir expliquer tous les différens mouvemens des planètes et sçavoir de combien elles sont esloignées de la terre, en combien de temps elles font leurs révolutions, quelles sont leurs influences ; c’est de quoy il dissuadoit fortement : car ces sciences luy sembloient entièrement inutiles, non pas qu’il en fust ignorant, mais parce qu’elles demandent un homme tout entier, et le divertissent de plusieurs autres bonnes occupations. En un mot, il ne vouloit point qu’on recherchast trop curieusement l’artifice admirable avec lequel les dieux ont disposé tout l’univers ; parce que c’est un secret que l’esprit de l’homme ne peut comprendre et que ce n’est pas faire une action agréable aux dieux, que de tascher à descouvrir ce qu’ils nous ont voulu cacher. Il tenoit de plus, qu’il y avoit danger de s’esgarer l’esprit dans ces hautes spéculations, comme fit Anaxagore, qui se vantoit d’y estre fort entendu. Car enseignant que le soleil estoit une mesme chose que le feu, il ne songeoit pas que le feu n’éblouit point les yeux ; mais qu’il est impossible de soustenir l’esclat du soleil [3]. » Je ne rapporte point deux autres raisons que l’historien emploie contre ce dogme d’Anaxagoras : elles ne sont pas meilleures que la première, et ne méritent point autant d’attention que l’idée que Socrate se faisait des dieux. Il les croyait fort jaloux de leurs secrets et fort disposés à se fâcher contre les hommes qui voulaient porter jusque-là leur curiosité. Voici les expressions de Xénophon : Ὅλως δὲ τῶν οὐρανίων ᾖ ἕκαςα ὁ θεὸς μηχανᾶται, ϕροντιςὴν γίγνεσθαι ἀπέτρεπον. Οὔτε γὰρ εὕρετα ἀνθρώποις αὐτὰ ἐνόμιζεν εἶναι, οὔτε χαρίζεσθαι θεοῖς ἂν ἡγεῖτο τὸν ζητοῦντα ἃ ἐκεῖνοι σαϕηνίσαι οὐκ ἐϐουλήθησαν [4]. Ut una omnia complectar, cœlestium unumquodque quomodò Dii machinentur scrutari dehortabatur. Neque enim hominibus facile esse adinvenire : neque Diis eos facere grata arbitrabatur, qui ea quærant quæ ipsi Dii in promptu et manifesta esse noluerunt. Notez qu’Aristote avait une opinion plus avantageuse de la Divinité : il ne nie pas que si elle était capable de jalousie, elle n’enviât prin-

  1. Voyez les Discours Anatomiques de Guillaume Lami, médecin de Paris.
  2. Plato, in Phædone, pag. 72, et c.
  3. Xénophon, Choses mémorables de Socrate, liv. IV, pag. 384 et suiv. Je me sers de le traduction de Charpentier.
  4. Xénophon, Ἀπομν., liv. IV, p. 474.