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ANCHISE.

les ruses du déguisement. S’ils se promettaient l’impunité, en cas d’une séduction travestie, ils l’espéreraient en cas d’une simple séduction ; et, s’ils espéraient d’échapper, en alléguant véritablement qu’on les avait sollicités, ils auraient bientôt l’audace de solliciter, pour peu qu’ils vissent des dispositions à réussir. Il faut donc les tenir en crainte le plus qu’il est possible ; car qui ne compte point sur leur résistance, n’a pas toutes les ressources nécessaires. Or, comme on se figurait, dans le paganisme, que les hommes du plus haut rang sont plus au-dessous des dieux qu’un laquais n’est au-dessous d’un grand seigneur, il ne faut pas s’étonner que l’on ait pensé que la jurisprudence céleste exposait Anchise à un châtiment, quoiqu’il n’eût joui de Vénus qu’en la prenant pour une femme.

(B) On prétend qu’il n’eut pas la force de se taire sur sa bonne fortune. ] La menace avait été pourtant bien terrible :

Εἰ δέ κεν ἐξείπῃς καὶ ἐπεύξεαι ἄϕρονι θυμῷ,
Ἐν ϕιλότητι μιγῆναι ἐυςεϕάνῳ Κυθερείῃ,
Ζεύς σε χολωσάμενος βαλέει ψολόεντι κεραυνῷ [1].

Si verò rem declaraveris, et te jactaveris amenti animo
In amore mixtum esse cum benè coronatâ Cythereâ,
Jupiter te iratus feriet ardenti fulmine.


Cette aventure est un portrait que l’on copie souvent. Les dames de la plus haute volée, qui deviennent amoureuses de leurs inférieurs, sont obligées de faire toutes les avances. Elles exigent un grand secret, et menacent de punir terriblement l’indiscrétion ; et cependant le favori ne laisse pas, quand le vin lui a un peu échauffé la tête, de jaser plus qu’il ne faut. Il est même quelquefois si vain qu’il cause trop sans avoir bu. Rapportons des autorités sur l’indiscrétion d’Anchise. Fulminatus est Anchises, quia se cum Venere concubuisse jactabat. C’est ce que dit Servius [2] ; et voici ce que dit Hygin : Venus Anchisam Assaraci [3] filium amâsse, et cum eo concubuisse dicitur : procreavit Æneam, eique præcepit ne id apud homines enuntiaret. Quod Anchises inter sodales per vinum est elocutus. Ob id à Jove fulmine est ictus [4].

(C) Jupiter le foudroya ; mais il n’en mourut pas. ] Vénus ayant su qu’Anchise s’était vanté des faveurs qu’il avait obtenues d’elle, en fit ses plaintes à Jupiter, et obtint qu’il serait foudroyé ; mais comme elle ne voulait point le perdre, et qu’elle n’espéra pas qu’il pût réchapper d’un coup de foudre, elle eut soin de détourner le coup : Cùm inter æquales exultaret Anchises gloriatus traditur de concubitu Veneris, quòd cùm Jovi Venus questa esset emeruit ut in Anchisem fulmina mitterentur. Sed Venus eum cum fulmine posse vidisset interimi, miserata juvenem in aliam partem detorsit. Anchises tamen afflatus igne cœlesti semper debilis vixit [5]. Voilà encore un original dont il se fait des copies dans tous les siècles. On se met en colère contre un galant indiscret : on est bien aise de lui faire sentir sa faute ; mais on ne pousse pas les choses trop loin : on ne lieu au retour.

(D) Il en perdit seulement la vue. ] C’est de Servius que l’on apprend qu’une exhalaison foudroyante aveugla Anchise, parce qu’il s’était vanté des faveurs que Vénus lui avait accordées : Quòd cùm jactaret Anchises afflatus est fulmine, oculoque privatus est [6]. Le singulier oculo ne doit pas faire penser qu’il devint seulement borgne ; car Servius, en un autre endroit [7], se sert de l’autorité de Théocrite pour nous apprendre que ce fut un véritable aveuglement.

(E) Sa plaie ne se put jamais fermer. ] Il ne se plaint dans Virgile que d’une grande débilité que le coup de foudre lui avait causée :

Jam pridem invisus divis et inutilis annos
Demoror, ex quo me divùm pater atque hominum rex
Fulminis adflavi ventis, et contigit igni [8].


  1. Homer., in Hymno Vener. sub fin. vs. 287.
  2. Servius, in Æneïd., lib. II, vs. 649.
  3. Hygin eût mieux fait de lui donner Capys pour père, et non pas Assaracus, qui était le père de Capys.
  4. Hygin, cap. XCIV.
  5. Servius, in Æneïd., lib. II, vs. 649.
  6. Servius sur ces deux vers du Ier. livre de l’Enéide :

    Tune, ille Æneas, quem Dardanio Anchisæ
    Alma Venus Phrigi : genuit Simoëntis ad undam ?
    vs. 617.

  7. In Æneid., lib. II, vs. 687.
  8. Virgil., Æneïd., lib. II, vs. 647.