Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T02.djvu/72

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
ANCHISE.

l’amour de Vénus pour Anchise ne fut point une passion passagère : le premier accouchement ne la guérit pas ; elle donna un second fils à Anchise, comme le remarque Apollodore dans le IIIe. livre de sa Bibliothéque.

(A) Il eut peur de ne vivre pas longtemps, aprés avoir couché avec Vénus. ] C’était une tradition, en ce temps-là, que les mortels qui couchaient avec des déesses n’étaient pas de longue vie. C’est pourquoi Anchise, ayant connu son aventure, supplia Vénus d’avoir compassion de lui :

Ἀλλά σε πρὸς ζηνὸς γουνάζομαι αἰγιόχοιο
Μή με ζῶντ᾽ ἀμενηνὸν ἐν ἀνθρώποισιν ἐάσῃς
Ναίειν· ἀλλ᾽ ἐλέαιρ᾽ ἐπεὶ οὐ βιοθάλμιος ἀνὴρ
Γίγνεται, ὅςε θεαῖς εὐνάζεται ἀθανάτῃσι [1].

Verùm te per Jovem oro Ægidiferum,
Ne me viventem debilem inter homines sinas
Habitare, verùm miserere, quoniam non longævus
Vir est quisquis cum deabus concumbit immortalibus.


Il semble d’abord que cette pensée des anciens ne pouvait avoir aucun fondement ; car cette union intime d’un homme mortel avec les natures immortelles, ce mélange, cette confusion de principes, devait passer pour un germe d’immortalité, et non pas pour une cause de courte vie. Aussi voyons-nous que la cabale la plus raffinée a enseigné que les habitans des élémens réparent le malheur de leur destinée, qui les assujettit à rentrer dans le néant ; qu’ils le réparent, dis-je, par l’alliance qu’ils peuvent contracter avec l’homme... Ainsi une nymphe ou une sylphide devient immortelle et capable de la béatitude à laquelle nous aspirons quand elle est assez heureuse pour se marier à un sage ; et un gnome ou un sylphe cesse d’estre mortel du moment qu’il épouse une de nos filles [2]. Mais si nous examinons la chose par toutes ses faces, nous trouverons une raison spécieuse de la crainte qu’eut Anchise, et de la maxime qu’il allégua. Les dieux, selon les idées des païens, étaient jaloux de leur supériorité, et donnaient bon ordre que l’homme n’oubliât point son infériorité. Ils le devaient donc exclure de la jouissance des déesses, et lui faire comprendre que ce morceau n’était pas pour lui. Ils devaient lui faire peur d’un châtiment exemplaire, tel qu’est celui d’une mort précoce, en cas qu’il goutât d’un plaisir de cette nature, qu’ils se voulaient réserver. Ils devaient non-seulement faire peur aux hommes qui auraient l’audace de tenter une déesse, mais aussi à tout mortel qui succomberait aux déclarations d’amour que lui feraient les déesses ; et lors même qu’il serait persuadé que ce n’étaient que des femmes. Ne voyons-nous pas que les lois humaines condamnent au dernier supplice les valets qui couchent ou avec la femme ou avec la fille de leurs maîtres ? Ils ont beau dire pour leur excuse qu’ils ont long-temps résisté à la sollicitation, et qu’on leur a fait tant d’avances, et même tant de menaces, qu’enfin ils n’ont pu se garantir de ce piége, la justice ne laisse pas de les livrer au bourreau, en supposant même que leur excuse est un fait certain et indubitable. Les gazettes nous ont appris, depuis peu de jours [3], que l’on a pendu à Paris un laquais pour un tel cas. Et comme l’intérêt public demande, en quelques rencontres, que la rigueur des lois aille au delà de la justice, parce que l’iniquité exercée contre un particulier [4] est moins un mal, politiquement parlant, que l’utilité publique qui en résulte n’est un bien, je ne crois pas que des juges, animés d’un zèle sévère pour la conservation de la pureté dans les familles, s’arrêtassent à l’apologie d’un laquais, fondée sur ce que la fille ou la femme du logis, déguisée en servante, le serait venu trouver, etc. Il est utile que des laquais n’aient nulle grâce à espérer, non pas même dans l’ignorance du fait ; car cela est propre à les tenir mieux en garde, et à ne leur faire envisager qu’avec horreur le prétendu avantage d’être aimés. Cela peut leur servir de précaution contre les promesses, contre les menaces, contre

  1. Homer., in Hymno Veneris, vs. 188.
  2. Voyez le Conte de Gabalis, pag. 54.
  3. On écrit ceci au mois de juillet 1698.
  4. Voyez Tacit. Ann., l. XXV, c. XLIV.