Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T10.djvu/110

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
100
MAHOMET.

elle s’écarte de ses règles, ou de sa route ordinaire plus souvent que l’on ne pense. Il y a des gens qui seraient jaloux, s’ils étaient moins amoureux : le souverain degré de la tendresse produit dans leur cœur une confiance qu’un moindre degré n’y produirait pas. Il y a des jaloux qui cessent d’aimer quand ils se croient trahis. Il y en a d’autres qu’une infidélité connue ne guérit pas[1]. Mahomet pouvait bien être de cette dernière classe à l’égard de la plus chère de ses femmes. Il faut bien se souvenir qu’il l’aima toujours, et c’est principalement ce qu’on doit considérer ; car s’il l’eût seulement gardée afin d’éviter le ridicule à quoi il aurait pu s’exposer par le divorce, il ne faudrait lui attribuer qu’une patience politique, assez ordinaire dans le genre humain. Le nombre de ceux qui préfèrent à l’éclat d’une rupture une continuation de communauté de vie avec un objet odieux, n’est pas petit.

(PP) ... Ses sectateurs reçurent comme des oracles l’interprétation qu’elle donnait aux paroles de leur loi. ] Son crédit, après la mort du faux prophète, fut assez grand pour empêcher qu’Ali ne devînt calife. Elle le haïssait pour la raison qu’on a vue dans la remarque précédente. Sa haine fut longue ; car quoique Ali [2] eût droit au trône vacant, étant gendre de l’imposteur, il en fut exclus trois fois consécutives. Le trône vaqua pour la 4e. fois, et Ali y parvint enfin : mais Ayesha parut en armes contre lui, et quoiqu’elle ne réussit point par cette voie, elle le perdit néanmoins en suscitant et en fomentant cette révolte qui à la longue ruina Ali et sa famille[* 1]. Ayesha survécut quarante-huit ans entiers à Mahomet ; elle jouit d’une grande réputation dans sa secte qui l’appelait la prophétesse et la mère des fidèles. Elle était l’oracle vivant de sa secte, qui la consultait dans tous les points difficiles de la loi, pour apprendre d’elle quel avait été le sens du législateur. Quelles que fussent ses réponses, elles[* 2] étaient reçues comme des oracles, et ont toujours passé depuis parmi eux, pour des traditions authentiques. Toutes leurs traditions qui composent leur Sunnah, viennent selon eux d’Ayesha, ou de quelqu’un des dix compagnons de Mahomet, c’est ainsi qu’ils appellent ces dix hommes qui se joignirent les premiers à ce séducteur. Mais le témoignage d’Ayesha rend une tradition très-authentique. Abdorrahman Ebn-Auf tient le second rang. Notez que ce ne fut point à elle que Mahomet [3] donna en garde la cassette de son apostolat ; mais à Haphsa, fille d’Omar. Cela est un peu étrange ; car cette fille d’Omar n’avait que le second[* 3] rang dans le cœur de son mari Mahomet. « Dans cette cassette étaient tous les originaux de ses révélations prétendues, lesquels serviront de matériaux à la composition de l’Alcoran.... Après que ce livre fut fini, Abu-Beker [* 4] en donna l’original à Haphsa, pour le garder dans la même cassette. Ce qui sert à découvrir l’erreur de Jean André, qui prétend [* 5] que c’était Ayesha qui la gardait. En effet cette charge étant si considérable parmi les mahométans, quelle apparence que, si Ayesha en eût été mise en possession par l’impositeur lui-même, Abu-Beker eût entrepris de l’en déposséder, surtout étant sa propre fille ? Mais Haphsa, étant beaucoup plus vieille que Ayesha, lui fut apparemment préférée pour cette raison, pour veiller à la garde de ce précieux dépôt[4]. »

Il y a quelque sujet de s’étonner que la religion mahométane soit si peu avantageuse au sexe féminin [5], puisqu’elle a été fondée par un homme extraordinairement lascif, et que ses lois furent mises en dépôt

  1. (*) Car elle mourut la 58e. année de l’Hégire, Elmacin, lib. 1, c. 5.
  2. (*) Johannes Andreas, c. 3.
  3. (*) Johannes Andreas, c. 7.
  4. (*) Abul-Feda. Hottingeri Biblioth. orient., c. 2. Pocockii Spec., Hist. Arab., pag. 362.
  5. (*) Johannes Andreas, de Confusione Sectæ Mahometanæ, c. 2.
  1. Tout le monde se souvient encore de la chanson qui commence par cette complainte d’un amant :

    Une infidélité cruelle
    N’efface point les traits d’une infidèle, etc.

  2. Prideaux, Vie de Mahomet, pag. 140.
  3. Prideaux, pag. 142.
  4. Prideaux, Vie de Mahomet, pag. 142.
  5. Voyez la remarque (Q).