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MALHERBE.

petites espérances. L’hôtel de Rambouillet, qui est devenu si célèbre, était un véritable palais d’honneur. Il n’y avait là que de la galanterie, et point d’amour. M. de Voiture donnant un jour la main à mademoiselle de Rambouillet, qui fut depuis madame de Montausier, voulut s’émanciper à lui baiser le bras. Mais mademoiselle de Rambouillet lui témoigna si sérieusement que sa hardiesse ne lui plaisait pas, qu’elle lui ôta l’envie de prendre une autre fois la même liberté [1]. Concluons de tout ceci que les maîtresses des poëtes, je veux dire ces Claudines, ces Philis, etc., pour lesquelles ils font tant de vers d’amour, ne sont pas toujours un objet aimé. Ce sont des maîtresses poétiques ; on se sert d’elles pour avoir un sujet fixe à quoi l’on puisse appliquer quelques pensées.

(C) Il y a beaucoup d’apparence que Malherbe n’avait guère de religion. ] « Quand les pauvres lui disaient qu’ils prieraient Dieu pour lui, il leur répondait qu’il ne croyait pas qu’ils eussent grand crédit au ciel, vu le mauvais état auquel il les laissait en ce monde ; et qu’il eût mieux aimé que M. de Luyne, ou quelqu’autre favori, lui eût fait la même promesse [2] ...... Dans ses heures il avait effacé des litanies des saints tous les noms particuliers, disant qu’il était superflu de les nommer tous les uns après les autres, et qu’il suffisait de les nommer en général, omnes sancti et sanctæ Dei, orate pro nobis [3]..... Il lui échappait de dire que la religion des honnêtes gens était celle de leur prince [4] ». Pendant sa dernière maladie on eut beaucoup de difficulté à le faire résoudre de se confesser [5]. Il disait pour ses raisons qu’il n’avait accoutumé de le faire qu’à Pâques..... Celui qui l’acheva de résoudre fut Yvrande, gentilhomme, qui avait été nourri page de la grande écurie, et qui était son écolier en poésie, aussi bien que Racan. Ce qu’il lui dit, pour le persuader de recevoir les sacremens, fut qu’ayant toujours fait profession de vivre comme des autres hommes, il fallait aussi mourir comme eux ; et Malherbe lui demandant ce que cela voulait dire, Yvrande lui dit que, quand les autres mouraient, ils se confessaient, communiaient, et recevaient les autres sacremens de l’église. Malherbe avoua qu’il avait raison, et envoya quérir de vicaire de Saint-Germain, qui l’assista jusques à la mort [6]. Remarquez bien qu’aucun motif de religion, ni aucun instinct de conscience, ne le portèrent à se confesser : il ne se rendit qu’à une raison purement humaine, c’est qu’il fallait suivre la coutume des autres hommes, aussi bien à l’article de la mort que pendant la vie. Nous allons voir qu’à l’approche du moment fatal qui décide de notre sort pour l’éternité, il ne songeait guère ni au paradis ni à l’enfer. Une heure avant que de mourir, après avoir été deux heures à l’agonie, il se réveilla comme en sursaut, pour reprendre son hôtesse, qui lui servait de garde, d’un mot qui n’était pas bien français à son gré ; et comme son confesseur lui en fit réprimande, il lui dit qu’il ne pouvait s’en empêcher, et qu’il voulait défendre jusques à la mort la pureté de la langue française [7]. J’ai ouï dire que ce confesseur lui représentant le bonheur de l’autre vie avec fort peu d’éloquence, et lui demandant s’il ne sentait pas un grand désir de jouir bientôt de cette félicité, Malherbe lui répondit : Ne m’en parlez plus, votre mauvais style m’en dégoûte. Mais je veux bien qu’on prenne cela pour un conte, et qu’on croie même que les vérités que Balzac trouvait à propos de supprimer [8], n’aient nulle relation aux dernières heures de ce poëte. Arrêtons-nous seulement aux faits que j’ai tirés de sa Vie, composée par Racan son bon ami : m’est-il pas vrai qu’ils forment une violente présomption que sa foi et que sa piété étaient très-minces ? Racan s’enquit fort soigneusement de quelle sorte il était mort, parce qu’il lui avait ouï dire que la religion des honnêtes gens était celle

  1. Ménagiana, pag. 186, 187,
  2. Racan, Vie de Malherbe, pag. 15.
  3. Là même, pag. 24.
  4. Là même, pag. 45.
  5. Là même, pag. 45.
  6. La même, pag. 46.
  7. La même.
  8. Je cite ses paroles dans la remarque (D), citation (31).