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MARCIONITES.

matière de citations. Mais je puis bien l’assurer que j’avais lu et remarqué ce passage d’Eusèbe avant qu’il m’en eût averti. Et que cela ne m’a pas fait comprendre qu’il y eût la moindre chose du monde à rétracter sur ce que j’avais dit contre le sieur Maimbourg. 1°. Il ne s’agit pas de ce que les marcionites disaient ; il s’agit de ce qui est. Je ne doute pas qu’après que le péril était passé, et que la paix était rendue à l’église, les marcionites ne se vantassent comme les autres d’avoir eu des martyrs. C’est un honneur qu’ils se faisaient sans qu’il leur en coutât rien. Mais il était faux qu’ils eussent aucun martyr. Tertullien et tous les autres anciens, sont plus croyables là-dessus que les marcionites eux-mêmes. Ils se mêlaient des plus avant dans la foule des persécuteurs, bien loin de souffrir eux-mêmes persécution. 2°. De plus je voudrais bien savoir si un petit mot dit faiblement et en passant comme celui-ci : les marcionites disent qu’ils ont plusieurs martyrs de Jésus-Christ, suffit pour assurer d’un ton ferme, que les marcionites couraient au supplice avec une ardeur incroyable de mourir pour leur secte ? Vous diriez, à entendre cela, que M. Maimbourg aurait vu quelque martyrologe marcionite, où il aurait lu l’histoire et toutes les circonstances de la mort de ces martyrs, et où entr’autres il aurait remarqué leur constance, et leur zèle incroyable. Assurément, je le redis encore une fois, s’il avait lu Tertullien, il n’aurait pas avancé une fausseté telle que celle-ci avec tant d’assurance. Ainsi, n’en déplaise à M. Ferrand, nous dirons que le sieur Maimbourg n’est ni solidement ni universellement savant. Dans le reste M. Ferrand fait une longue digression, pour citer une infinité de passages des anciens sur les supplices des hérétiques : les uns voulant qu’on les abandonne à leur conscience, les autres voulant bien qu’on les réprime, mais non par les derniers supplices ; et quelques autres enfin, trouvant bon qu’on les conduise jusqu’à la mort. Il achève son chapitre en nous citant de longs extraits d’Optat, et de saint Augustin, qui prouvent la maxime, Causa non pœna facit martyrem. Il semble que M. Ferrand soit de serment de ne rien dire d’à propos : à quoi bon tout cela ? qui est-ce qui nie que ce n’est pas la mort, mais la cause de la mort qui fait le martyr ? qui est-ce qui nie qu’il n’y ait eu des hérétiques qui soient morts pour leur hérésie ? Il s’agissait de savoir s’il est possible que des hérétiques meurent pour l’hérésie ; 1°. en grand nombre ; 2°. des personnes de tout sexe, etc.[1].

Mes lecteurs ont là le procès aussi instruit qu’il le peut être ; car les parties ont produit tout ce qu’elles pouvaient dire : ils n’ont donc qu’à prononcer sur le tort et sur le droit ; et ils trouveront bon sans doute que je donne ici mon petit avis.

1°. Il me semble que M. Maimbourg n’a pas assez bien pesé ses termes : ses expressions sont outrées : il n’est pas certain, ni que les marcionites aient eu beaucoup de martyrs, ni que ces martyrs aient enduré la mort en tant que marcionites. Il y eût eu donc plus de prudence à rapporter tout simplement que cette secte se vantait d’avoir produit des martyrs. 2°. Mais si les expressions de M. Maimbourg ont été hyperboliques, celles de son censeur l’ont été beaucoup davantage ; car, sous prétexte que l’on emploie des termes trop forts, on ne doit pas être accusé, ni d’une prodigieuse ignorance, ni d’une grande hardiesse. 3°. Le censeur s’est tellement emporté, que, si l’on ne voyait pas un grand air de modération dans tout l’ouvrage de M. Ferrand, l’honnêteté excessive dont il s’est servi en cet endroit pourrait passer pour une ruse maligne destinée à faire paraître plus hideuse la laideur de la critique qu’il réfutait. Quand on lit cette page de son livre, on croit voir de belles perles au cou d’une Éthiopienne, qui relèvent leur éclat par la noirceur qui les environne, pendant qu’elles donnent de nouveaux degrés d’obscurité à cette noirceur[2]. 4°. Selon toutes les apparences, le censeur ne savait rien de ce passage d’Eusèbe, lorsqu’il publia son Apologie des Réformateurs, et il ignorait que la secte des marcio-

  1. Jurieu, Vrai Système de l’Église, pag. 644, 645.
  2. Tout le monde sait l’aphorisme de l’école, Contraria juxtà se posita magis elucescunt.