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MARCIONITES.

nites eût subsisté au IVe. siècle. D’où vient donc, demandera-t-on, qu’il assure qu’il avait lu et remarqué ce passage avant que M. Ferrand l’en eût averti ? Ne renverse-t-il pas lui-même toute sa réfutation, en avouant qu’il n’ignorait pas cet endroit d’Eusèbe ? Puis donc que cet aveu lui était préjudiciable, il faut conclure qu’il est sincère. Je réponds que de deux maux on choisit toujours le moindre : or en comparant le mal qui lui pouvait arriver de son aveu, avec le mal qui lui pouvait arriver d’une conduite tout opposée, il a trouvé moins de dommage dans le premier parti que dans le second. Il s’est donc vanté d’avoir connu ce qu’Eusèbe nous apprend sur le martyre des marcionites. S’il eût avoué qu’il n’en savait rien, tous les lecteurs auraient fait un jugement désavantageux de ses lumières : les plus stupides auraient eu assez d’esprit, pour conclure sans aucune peine qu’il était un vrai novice dans l’histoire ecclésiastique, et qu’il avait très-mauvaise grâce de reprocher ce défaut à son adversaire avec une telle hauteur. Le mal était grand, le danger inévitable, le préjudice très-malaisé à réparer. Mais qu’avait-il à craindre en se vantant de savoir bien son Eusèbe ? Je m’en vais vous le dire ici en deux mots, et je le dirai ci-dessous plus en détail. Il pouvait craindre que les lecteurs qui raisonnent, et qui prennent la peine de comparer exactement les objections avec les réponses, et de voir si une preuve qui serait bonne en elle-même, perd sa force dès qu’on suppose ceci ou cela, ne s’aperçussent de la faiblesse de sa critique. Ce mal n’est pas si grand : de mille lecteurs, à peine s’en trouve-t-il deux qui entrent dans ces discussions, où qui soient capables d’y réussir ; c’est pourquoi on hasarde infiniment plus, quand on s’expose à être pris pour un ignorant par tous ceux qui savent lire, que quand on s’expose à être puis pour un mauvais dialecticien par un petit nombre de lecteurs. A-t-on besoin d’un plus grand motif pour se conduire comme l’on a fait ? Cela vaut bien la peine de se vanter qu’on n’ignorait pas les prétentions des marcionites rapportées par Eusèbe ; de s’en vanter, dis-je, dans des circonstances où l’on s’exposait aux fâcheux inconvéniens que je m’en vais exposer, 5°. Les preuves qui ont été employées contre Maimbourg se réduisent à ceci. Les marcionites n’ont subsisté qu’au second et au troisième siècle : donc ils n’ont point eu de martyrs ; car en ce temps-là l’église chrétienne n’avait point de tribunaux : et d’ailleurs ils enseignaient avec les gnostiques, qu’il fallait être bien sot pour s’exposer au martyre. Ce raisonnement suppose que les sectateurs de Marcion n’ont été persécutés, ni par les chrétiens, ni par les païens. Oserait-on dire cela, si l'on savait, 1°. qu’un auteur, cité par Eusèbe[1], avoue qu’ils se vantaient de la multitude de leurs martyrs ? 2°, qu’Eusèbe ne nie point le fait, et qu’il se contente de nier que ce grand nombre de martyrs marcionites fût une preuve de la bonté de leur secte ? 6°. Ce passage d’Eusèbe ruine entièrement la prétention du critique, savoir que les sectateurs de Marcion enseignaient avec les gnostiques, qu’il n’y avait que des sots qui se laissassent ôter la vie pour leur religion, et qu’ils se mêlaient des plus avant entre les persécuteurs, afin de n’être point persécutés. Comment auraient-ils enseigné cela, puisqu’ils prétendaient prouver par leurs martyrs qu’ils étaient la vraie église ? 7°. C’est mal à propos que l’on cite Tertullien, puisqu’il ne parle pas nommément de cette secte ; et il est ridicule de prétendre que ceux qui joindront la note de M. Rigaut avec les paroles de Tertullien, n’oseront faire mention des martyrs marcionites. 8°. Il est bien vrai que Marcion convenait avec les gnostiques en certaines choses ; mais cela n’empêchait point que sa secte ne fût différente de la leur : et ainsi, sans un témoignage exprès, et sans des preuves particulières, on n’a nul droit de lui

  1. Καὶ ὁἱ πρωτοί γε ἀτὸ τῆς Μαρκίωνος αἱρέσεως Μαρκιωνισταὶ καλούμενοι, πλείστους ὁσους ἔχειν Χριστοῦ μάρτυρας λέγουσιν· ἀλλὰ τόν γε Χριστὸν αὐτὸν κατὰ ἀλήθειαν οὐχ ὁμολογοῦσι. Primi certè qui Marcionis hæresim sequuntur, vulgò Marcionitæ cognominati, quàmplurimos habere se dicunt martyres Christi. Et tamen Christum ipsum reverà minimè confitentur. Euseb., lib. V, cap. XVI, pag. m. 182, D.