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MACÉDOINE.

rant. Haud dubiè illâ ætate, quâ nulla virtutum feracior fuit, nemo unus erat vir quo magis innixa res Romana staret ; quin eum parem destinarant animus magno Alexandro ducem, si arma Asiâ perdomitâ in Europam vertisset [1]. La digression de l’historien n’est pas fort longue : néanmoins, à peu près vers le milieu, il déclare qu’il ne croit pas que la renommée d’Alexandre fût venue jusques à Rome. Il dit cela pour répondre à une objection [2]. Les Grecs, jaloux de la gloire des Romains qui les avaient subjugués, jaloux, dis-je, de cette gloire jusques à devenir flatteurs envers les Parthes pour tâcher de l’obscurcir, disaient qu’Alexandre par la seule majesté de son nom, par le seul éclat de sa renommée, aurait abattu le courage des Romains. Tite-Live répond que ce danger était peu à craindre pour des gens qui n’avaient pas même ouï parler de ce prince : pourquoi donc avaient-ils destiné le commandement de leurs armées à Papyrius Cursor, en cas qu’Alexandre, fier de ses conquêtes d’Asie, vînt faire la guerre en Italie ? On ne peut disculper Tite-Live ; sa distraction, son peu d’attention, sa contradiction en un mot, sautent aux yeux [* 1].

(R) ... Un de nos plus excellens poëtes semble s’être contredit sur le même sujet. ] Je n’ai plus les remarques que Desmarets, de l’académie française, publia contre les satires de M. Despréaux, environ l’an 1674 [* 2] ; mais il me reste une mémoire confuse qu’on critiqua fortement cette belle et ingénieuse invective [3] :

Qui donc, à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ?
Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ?
Ce fougueux l’Angéli qui de sang altéré
Maître du monde entier s’y trouvait trop serré ?
L’enragé qu’il était, né roi d’une province,
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,
S’en alla follement, et pensant être Dieu,
Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu,
Et traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre.
Heureux ! si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu de petites maisons ;
Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure,
Par avis de parens, enferme de bonne heure.


Le critique se fondait entre autres choses, si je m’en souviens bien, sur ce que M. Despréaux louait ailleurs Alexandre, et le comparait à Louis XIV. Il ne tint pas à Desmarets qu’on ne convertît sa censure en accusation de crime d’état, capable de faire perdre à l’accusé les bonnes grâces du prince. Le public était tellement prévenu en faveur de M. Despréaux, et si reconnaissant de s’être bien diverti aux dépens de plusieurs personnes à la lecture de ses satires, qu’on ne fit nul cas des remarques de Desmarets. Quand elles eussent été toutes très-solides et victorieuses, on les aurait méprisées : la saison ne leur était pas favorable ; et c’est à quoi un auteur ne doit pas moins prendre garde qu’un jardinier. On peut appliquer à cela ce que je cite [4].

(S) Le mépris qu’il eut pour un homme..... d’une adresse extraordinaire. ] On lit ce fait dans plusieurs modernes. Voici de quelle manière M. de la Mothe-le-Vayer s’en est servi dans son Instruction de monseigneur le Dauphin [5] : Il y a des arts de si peu de considération, et qui consistent en des subtilités si inutiles, que les princes ont fort bonne grâce de les ignorer, et ne doivent pas seulement en faire état, ni reconnaître ceux qui y ont mis leur étude, qu’avec des récompenses aussi légères que sont leurs ouvrages ! Un homme se présenta devant Alexandre [* 3], si adroit à faire passer un pois chiche par le trou d’une aiguille, qu’il en

  1. * L’auteur des Observations insérées dans la Bibliothéque française, tom. XXX, propose de lire destinarent. Crévier remarque que quelques éditeurs ont mis destinarent, mais qu’il faut destinant. C’est destinant qu’on lit dans l’édition de J. Leclerc et dans d’autres : avec ce mot la phrase de Tite-Live n’offre plus la contradiction que signale Bayle.
  2. (*) Il devait dire, en 1674, à Paris, in-4°. Rem. crit.
  3. (*) Quintil., lib. II Instit., cap. XX.
  1. Tit. Livius, lib. IX, cap. XVI.
  2. Id verò periculum erat, quod levissimi ex Græcis qui Parthorum quoque contrà nomen Romanum gloriæ favent (voilà un esprit qui paraît dans plusieurs livres sur les matières du temps) dictitare solent, ne majestatem nominis Alexandri, quem ne fama quidem illis notum arbitror fuisse, sustinere non potuerit populus Romanus. Livius, lib. IX, cap. XVII.
  3. Elle est dans la satire VIII.
  4. Parcendum est maximè caritati hominum, ne temerè in eos dicas qui diliguntur. Cicero, de Orat., lib. II, cap. LVIII.
  5. La Mothe-le-Vayer, tom. I, pag. 226, édit. in-12, 1681.