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MACHIAVEL.

ignorantiam[1]. Enim verò omnes penè videas disserere, quasi non aliæ sint respublicæ, quam quæ primo ac per sese, imò unicè, salutem populi spectant, aut verò affectant plenam exactamque humanæ vitæ felicitatem ; eòque et politico magistro de solis illis agendum esse : hinc sanè omnem doctrinam, que non est de rebuspublicis, quas illi unicè cognoscendas hominibus arbitrantur, damnare solent, et extra limites politicæ methodi abjicere. Vous trouverez plusieurs remarques de cette nature dans la préface que le docte Conringius a mise au-devant du prince de Machiavel. Prenez garde qu’on accuse notre Florentin de s’être enrichi des dépouilles d’Aristote : il y a donc long-temps que ses maximes de politique sont dans les livres. C’est le même Conringius qui lui intente cette accusation. Nicolaus Machiavellus, cymbalum illud politicarum artium, nullum ferè dominatus arcanum consilium Principem suum potuit docere, quod non dudùm antè ad tyrannidem et dominatum conservandum facere Aristoteli sit libro V (Politicorum) observatum. Quin sua omnia vaferrimus hic nequitiæ doctor dissimulato plagio ex Aristotele fortassè transcripsit : eo tamen discrimine, quod hic impiè ac impudenter omni principi commendet, quæ non nisi dominis ac tyrannis convenire longè rectius ac prudentius scripserat antè Aristoteles [2]. Gentillet[3] l’accuse d’être le plagiaire de Bartole. Je m’étonne qu’on ne dise pas qu’il a dérobé ses maximes au docteur angélique, le grand saint Thomas d’Aquin. Voyez dans les Coups d’État de Naudé[4] un long passage du commentaire de Thomas d’Aquin, sur le Ve. livre de la Politique d’Aristote. M. Amelot[5] prouve que Machiavel n’est que le disciple ou l’interprète de Tacite, et il fait la même remarque que Conringius. De tous ceux qui censurent Machiavel, dit-il[6], vous trouverez que les uns avouent qu’ils ne l’ont jamais entendu, comme il paraît bien par le sens littéral qu’ils donnent à divers passages, que les politiques savent bien interpréter autrement. De sorte qu’à dire la vérité, il n’est censuré que parce qu’il est mal entendu : et il n’est mal entendu de plusieurs, qui seraient capables de le mieux entendre, que parce qu’ils le lisent avec préoccupation, au lieu que s’ils le lisaient comme juges, c’est-à-dire tenant la balance égale entre lui et ses adversaires, ils verraient que les maximes qu’il débite, sont pour la plupart absolument nécessaires aux princes, qui, au dire du grand Côme de Médicis, ne peuvent pas toujours gouverner leurs états avec le chapelet en main[* 1]. Il venait de dire[7] qu’il ne faut pas s’étonner si Machiavel est censuré de tant de gens, puisqu’il y en a si peu qui sachent ce que c’est que raison d’état, et par conséquent si peu qui puissent être juges compétens de la qualité des préceptes qu’il donne, et des maximes qu’il enseigne. Et je dirai en passant, qu’il s’est vu force ministres, et force princes, les étudier, et même les pratiquer de point en point, qui les avaient condamnées et détestées avant que de parvenir au ministère, ou au trône. Tant il est vrai qu’il faut être prince, ou du moins ministre, pour connaître, je ne dis pas l’utilité, mais la nécessité absolue de ces maximes. C’est appliquer à Machiavel ce qu’un autre a dit de Tacite : « Ceux qui l’accusent de tenir des maximes pleines d’impiété, et contraires aux bonnes mœurs, me pardonneront, si je leur dis que jamais politique ne traita les règles d’état plus raison-

  1. (*) Che gli statu non si tenevano con paternostri. Machiavel, Histor. VII.
  1. Rapportez à ceci ces paroles du sieur Naudé. chap. I des Coups d’État : Vouloir parler de la politique suivant qu’elle se traite et exerce aujourd’hui, sans rien dire de ces coups d’état, c’est proprement ignorer la pédie, et le moyen qu’enseigne Aristote dans ses Analytiques, pour parler de toutes choses à propos, et suivant les principes et démonstrations qui leur sont propres et essentielles, Est enim pædiæ inscientia nescire, quorum oporteat quærere demonstrationem, quorum verò non oporteat : comme il dit en sa Métaphysique.
  2. Conringius, Introduct. in Polit. Aristotelis, cap. III, pag. 583, apud Thomasium, de Plagio litterario, pag. 223, 224.
  3. In prefat., lib. III Commentarior. adversùs Machiav.
  4. Au chap. V, pag. m. 16
  5. Dans ses Notes sur le Prince de Machiav.
  6. Amelot de la Houssaye, préface du Prince de Machiavel.
  7. Dans l’épître dédicatoire.