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MECQUE.

ne faisait ce pèlerinage que pour honorer Dieu, tous les Arabes se rendant à la Mecque une fois l’an pour y adorer Dieu ensemble, tout comme les juifs firent depuis trois fois tous les ans, se rendant par son ordre à Jérusalem, au temps de leurs trois fêtes solennelles. Mais, dans la suite des siècles, les Arabes ayant perverti cette coutume, et l’ayant changée en idolâtrie, Mahomet leur fit accroire qu’il avait ordre de Dieu de la rétablir dans sa première pureté. En prescrivant ce pèlerinage, ce faux prophète travailla à conserver à la ville qui lui avait donné la naissance, les avantages dont elle jouissait depuis long-temps. Accommodant ainsi la religion qu’il forgeait à l’intérêt de ce peuple, il crut qu’il lui serait plus facile de la leur faire goûter ; en quoi il ne se trompa point. En effet, comme ce pèlerinage faisait non-seulement la gloire de la Mecque, mais encore ses richesses, et était le principal revenu de ses habitans, si Mahomet l’eût aboli, leur intérêt les eût engagés à lui résister avec tant de vigueur qu’apparemment il ne se serait jamais rendu maître de cette place, et eût ainsi vu avorter tous ses desseins [1]. »

La réflexion que l’on vient de lire est fort judicieuse. Il n’y a rien qui indispose davantage contre les innovations de religion, que de voir que le changement de culte ferait cesser le commerce, et serait lucrum cessans, et damnum emergens. Je sais bien que la superstition toute seule peut engager une ville à retenir opiniâtrement le culte de ses idoles : l’espérance de leur protection est quelquefois le seul avantage que l’on en retire ; on n’y trouve pas d’ailleurs le profit public, le gain des ouvriers, celui des marchands, ce grand abord d’étrangers et de voyageurs dévots qui laisse beaucoup d’argent dans une ville. Sans cette espèce d’aides le zèle d’un peuple pour ses anciens dieux lui peut inspirer une forte résistance à l’extirpation de l’idolâtrie ; mais c’est tout autre chose lorsque le culte public est une source de gain aux particuliers. D’où vint, je vous prie, cette émeute populaire, qui au temps de la prédication de saint Paul fit tant crier : grande est la Diane des Éphésiens ? Ne fut-ce pas sur la remontrance d’un certain Démétrius, qui travaillant d’argenterie, et faisant de petits temples d’argent de Diane, apportait beaucoup de profit aux ouvriers du métier [2] ? Il les assembla, et leur dit : hommes, vous savez que tout notre gain vient de cette besogne, et leur fit comprendre qu’il y allait non-seulement de leur profit, mais aussi de l’avantage de toute la ville d’Éphèse, de ne pas souffrir un certain Paul, qui par ses persuasions avait détourné une grande multitude, en disant que les dieux qui sont faits de main ne sont point dieux. Concluons de là que les habitans d’Éphèse auraient été plus traitables par rapport à l’Évangile, s’il leur avait ôté leur grande Diane, sans préjudicier en nulle manière à leurs profits, ni à la vénération que l’on avait pour leur temple par tout le monde. Ils eussent été en ce cas-là infiniment plus disciplinables sur les leçons de saint Paul contre les idoles. Avouons donc que Mahomet s’avisa d’une bonne ruse pour apprivoiser les habitans de la Mecque : il leur conserva l’affluence de pèlerins qui leur était si lucrative et si glorieuse ; il laissa leur temple dans ses anciens priviléges ; il pourvut à leur dédommagement : ce fut une bonne corde, et un excellent remède contre le chagrin que la ruine de leur vieille idolâtrie leur pouvait causer.

Notez que M. Prideaux, dans l’endroit où il observe que les Arabes n’avaient pas la permission de faire des hostilités, ni pendant le mois de leur grande fête, ni pendant les mois précédent et suivant, ajoute ceci, comme je l’ai fait voir ci-devant [3]. Je crois qu’il veut dire qu’il a parlé de cela lorsque dans les pages 83 et 84 il a fait mention d’une guerre où Mahomet, âgé de vingt ans [* 1] fit ses premières armes. Cette guerre, continue-t-il, fut appelée impie, parce

  1. (*) Al-Kodaï ; Al-Kamus, etc. Pocock. Spec., Hist. Arab., pag. 174, in margine.
  1. Prideaux, Vie de Mahomet, pag. 113 et suivantes.
  2. Actes des Apôtres, chap. XIX, vs. 24.
  3. Voyez, ci dessus, citation (12).