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MAHOMET.

juste pour la propagation de la foi. Il faudrait donc que, s’il entrait en dispute avec des mahométans, il renonçât aux argumens qu’a toujours fournis contre eux la manière dont leur religion s’est étendue ; car ce n’a pas été, dit-il[1], en mettant l’épée à la gorge des chrétiens pour leur faire abjurer le christianisme et leur faire embrasser le mahométisme, mais par la pauvreté, la bassesse, la misère et l’ignorance auxquelles ils ont réduit les chrétiens : voies beaucoup moins dures, et plus lentes, que celles dont il dit qu’on se servira très-justement pour abolir le papisme. Voyez la remarque (AA) à la fin.

(P)..... Mais nous perdons la preuve que son étendue avait fournie. ] Je ne quitte point encore cette matière : il me reste à faire une observation qui a quelque poids. Les pères se sont servis d’une preuve que l’on emploie mal à propos contre les réformateurs du XVIe. siècle. L’étendue de l’Évangile fournissait aux pères un bon argument contre les Juifs, et contre les sectes qui se formaient dans le sein du christianisme, parce qu’elle fusait voir l’accomplissement des oracles de l’Écriture, qui avaient prédit que la connaissance et le service du vrai Dieu sous le Messie ne seraient point renfermés comme auparavant dans un petit coin de la Palestine, mais qu’alors toutes les nations seraient le peuple de Dieu [2]. Ce raisonnement terrassait les juifs et les hérétiques, et a conservé toute sa force jusqu’au temps de Mahomet. Depuis ce temps-là il y fallut renoncer, puisqu’à ne considérer que l’étendue, la religion de ce faux prophète se pouvait attribuer les anciens oracles, tout de même que le christianisme se les était attribués. On ne saurait donc être assez surpris que les Bellarmin, et tels autres grands controversistes aient dit en général que l’étendue est la marque de la vraie église, et qu’ils aient prétendu par-là gagner leur procès contre l’église protestante. Ils ont eu même l’imprudence de mettre la prospérité entre les marques de la vraie église[3]. Il était facile de prévoir qu’on leur répondrait, qu’à ces deux marques l’église mahométane passera plus justement que la chrétienne pour la vraie église. La religion de Mahomet a beaucoup plus d’étendue que n’en a le christianisme, cela n’est pas contestable : ses victoires, ses conquêtes, ses triomphes ont incomparablement plus d’éclat que tout ce de quoi les chrétiens se peuvent glorifier en ce genre de prospérités. Les plus grands spectacles que l’histoire puisse produire, sont sans doute les actions des mahométans. Que peut-on voir de plus admirable que l’empire des Sarrasins, étendu depuis le détroit de Gibraltar jusques aux Indes ? Tombe-t-il ? voilà les Turcs d’un côté, et les Tartares de l’autre, qui conservent la grandeur et l’éclat de Mahomet. Trouvez-moi parmi les princes chrétiens des conquérans qui puissent tenir la balance contre les Saladin, les Gengis-Kan, les Tamerlan, les Amurat, les Bajazeth, les Mahomet II, les Soliman. Les Sarrasins ne resserrèrent-ils pas le christianisme jusqu’au pied des Pyrénées ? N’ont-ils pas fait cent ravages dans l’Italie, et jusques au cœur de la France[4] ? Les Turcs n’ont-ils pas poussé leurs conquêtes jusques aux confins de l’Allemagne, et jusques au golfe de Venise ? Les ligues et les croisades des princes chrétiens, ces grandes expéditions qui épuisaient d’hommes et d’argent l’église latine, ne doivent-elles pas être comparées à une mer qui pousse ses flots depuis l’occident jusqu’à l’orient, pour les briser à la rencontre des forces mahométanes, comme à la rencontre d’un rivage bien escarpé ? Il a fallu enfin céder à l’étoile de Mahomet, et au lieu de l’aller chercher dans l’Asie, on a compté pour un grand bonheur de se pouvoir battre en retraite dans le centre de l’Europe. Voyez ci-dessous

  1. IXe. lettre pastorale de l’an 1688, pag. 196.
  2. Voyez le père Thomassin, de l’Unité de l’Église, tom. II.
  3. Elmacini Historia Saracenica luculentissimè quos brevi tempore Muhammedica pestis habuerit progressus, quos contrà christianos successus. Adeo ut mirari lubeat quid animi fuerit Bellarmino, cùm ad ejusmodi lapsus est nugas, Hotting., Hist. orient., pag. 339.
  4. Voyez l’article d’Abdérame, tom. I, pag. 28.