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SUR LES OBSCÉNITÉS.

malentendue [1] ; car voici comme je raisonne. Ou le mot de courtisane excite une idée aussi forte que l’autre, ou une idée plus faible. Si c’est le premier on ne gagne rien, on n’épargne à personne l’horreur d’avoir dans l’esprit un objet infâme. Si c’est le second, on diminue la haine que le public doit avoir pour une prostituée. Mais est-ce une créature qui mérite ce ménagement ? Faut-il la représenter sous une idée favorable ? Ne vaudrait-il pas mieux aggraver la notion infâme du métier qu’elle professe ? Quoi ! vous craignez de la rendre trop odieuse ! vous lui cherchez un nom commode, et qui ne signifiait autrefois qu’une dame de la cour [2] ? On dirait que vous craignez de l’offenser, et que vous tâchez de radoucir les esprits en la désignant sous un nom de mignardise, Ce qui arriverait de tout cela si l’on agissait conséquemment serait que le terme de courtisane paraîtrait bientôt obscène, et qu’il en faudrait chercher un plus doux. Il faudrait dire une femme qui se gouverne mal, et puis une femme dont on cause, et puis une femme suspecte, et puis une femme qui ne se comporte pas saintement [3], et enfin prier les précieuses du plus haut vol d’inventer quelque périphrase.

Je m’aperçois tout présentement d’une nouvelle objection. C’est une incivilité, me dira-t-on, que de mettre dans un livre ce qui ne pourrait être dit en présence des honnêtes femmes : puis donc que l’incivilité est condamnable moralement parlant, le procès que l’on peut vous intenter n’est pas un procès de grammaire, c’est un vrai procès de morale.

Je réponds premièrement, que l’incivilité n’est mauvaise, moralement parlant, que lorsqu’elle vient d’orgueil, et d’une intention précise de témoigner du mépris à son prochain ; mais lorsque l’on manque de civilité, ou parce que l’on en ignore innocemment les manières, ou parce que l’on juge raisonnablement qu’on n’est point tenu de les suivre, on ne pèche pas. Croyez-vous qu’un vieux professeur de Sorbonne soit obligé de savoir tout ce que savent les jeunes abbés de cour dans l’art de marquer aux dames beaucoup de respect, avec une grande politesse ? Ce professeur a bien d’autres choses plus importantes à apprendre que celles-là ; et quand même il aurait ouï parler des manières de la civilité à la mode, il se dispenserait légitimement de s’y conformer. Son âge et son caractère ne demandent pas qu’il s’y conforme, et demandent au contraire qu’il ne s’y conforme pas. Disons aussi que les nouvelles civilités sont des servitudes que les grands imposent, ou que leurs flatteurs inventent au préjudice de l’ancienne liberté. Or s’il est permis à un chacun de renoncer à l’ancien usage, il est

  1. Conférez la rem. de l’article Espence. [Je n’ai trouvé cet article dans aucune édition du Dict. de Bayle.]
  2. Voyez le Chevræana, part. II, p. 415.
  3. Notez que Sandoval, en parlant des abominables actions qui furent commises dans Rome par l’armée de Charles-Quint l’an 1527, se contente de dire que ce ne fut point une action sainte, obra no santa. Voyez La Mothe-le-Vayer, pag. 177 du deuxième tome de l’édition in-12.