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ÉCLAIRCISSEMENT

permis aussi de le retenir jusques à ce que tout le monde y ait renoncé ; et il y a des personnes à qui il est bienséant de ne changer de manières qu’avec un peu de lenteur. Il en va de cela comme des modes d’habit. Les mondains se hâtent de prendre les nouvelles modes, mais les gens sages se contentent de les prendre quand elles sont adultes, s’il m’est permis de parler ainsi. Il faut tenir un milieu dans ces choses-là : il ne faut être ni des premiers à s’en servir, ni le dernier à les quitter ; et l’on ne se rend ridicule en retenant les vieilles modes, que lorsqu’elles ont été tout-à-fait abandonnées.

Je réponds, en second lieu, qu’il n’est pas vrai qu’il faille bannir d’un livre tous les mots que l’on n’oserait prononcer en présence des honnêtes femmes. J’en prends à témoin un homme qui sait les manières de la cour. C’est M. de Saint-Olon. Il n’eût pas voulu dire devant des dames, en conversation sérieuse, ce qu’il a écrit des mariages des Africains [1].

La liberté que l’on peut prendre avec beaucoup plus d’étendue dans un livre que dans un discours de vive voix est fondée sur plusieurs raisons. Une obscénité, dite en face à d’honnêtes femmes en bonne compagnie, les embarrasse beaucoup. Elles ne peuvent se garantir de ce coup choquant ; il ne dépend point de nous d’entendre ou de ne pas entendre ce qu’on nous dit en langue vulgaire. La rencontre fortuite d’un homme nu ou d’un tableau impudent n’est pas sans remède, on peut promptement se détourner ou fermer les yeux ; mais on n’a pas les mêmes moyens de fermer la bouche à un discoureur. La honte qu’une idée obscène peut exciter est beaucoup plus forte quand on est environné de témoins qui observent notre contenance. La confusion et l’embarras où une honnête femme se trouve est un état incommode ; nature pâtit alors. Il s’élève aussi dans son âme un mouvement de colère, par la raison qu’on n’a pas accoutumé de parler ainsi à des femmes que l’on respecte, et que l’on croit vertueuses, mais à des femmes dont on a mauvaise opinion. Rien de tout cela n’a lieu par rapport à un ouvrage. Il ne tient qu’à vous de lire ou de ne pas lire ce qui n’est pas assez chaste à votre gré. Vous pouvez prévoir, par exemple, dans mon Dictionnaire, que l’article de la courtisane Laïs sera muni de citations qui contiennent des faits malhonnêtes : ne le lisez pas. Faites reconnaître les lieux par des personnes affidées, avant que de vous embarquer dans cette lecture ; dites-leur qu’elles vous indiquent par où il n’est pas bon de passer. Outre cela, une femme qui est seule quand elle lit un ouvrage, n’est point exposée à ces regards d’une compagnie, qui sont ce qui embarrasse et ce qui décontenance le plus [2] ; et, puisqu’un auteur ne s’adresse à qui que ce soit en

  1. Dans sa Relation de Maroc, un prince à Paris l’an 1695.
  2. Les personnes les plus pudiques n’ont point de honte, quand elles sont seules, de l’état où elles sont en sortant du lit : mais elles en auraient honte si d’autres les y voyaient.