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VIE DE M. BAYLE.

se, on ne laisserait pas de reconnaître la compatibilité de pouvoir organiser la matière avec le défaut de connaissance, et par conséquent on se réfuterait soi-même. M. Bayle examina ensuite la réplique de M. le Clerc : il avoua qu’une créature destituée de connaissance pouvait faire, sous la direction de Dieu, certaines choses aussi régulièrement qu’une cause intelligente ; mais qu’alors cette créature ne serait qu’un instrument passif en la main de Dieu. Ainsi les natures plastiques de M. Cudworth ne peuvent pas être la cause efficiente de l’organisation, mais tout au plus l’instrument. Elles ne sont pas plus capables de discernement au premier moment de la conception, que dans tous les autres momens qui suivent jusques à ce que l’organisation soit achevée ; il faut donc que Dieu les applique et les dirige sans interruption depuis le commencement jusqu’à la fin, d’où il suit nécessairement qu’elles ne sont qu’un instrument passif entre ses mains, et qu’ainsi M. Cudworth ne peut éviter la rétorsion qu’en supposant ce que supposent les cartésiens. L’exemple des bêtes, ajouta-t-il, confirme la difficulté : car, si nous faisons la revue de tous les services que nous en tirons, il se trouvera qu’en tout ce où leurs connaissances ne leur servent point de guide, il faut les pousser ou les diriger tout comme si elles étaient de pures machines.

M. le Clerc avait dit que madame Masham, fille de M. Cudworth, lui avait écrit une lettre où elle se plaignait avec raison du procédé de M. Bayle à l’égard de son père, et qu’on lui avait laissé la liberté de l’imprimer, mais qu’il avait cru ne le devoir pas faire, parce qu’il pourrait arriver que M. Bayle changerait de sentiment quand il aurait mieux compris le système de M. Cudworth. On avait prévenu madame Masham contre M. Bayle ; mais il en appela à ce qu’il avait d’abord répondu à M. le Clerc, et ajouta que si cette dame, qui avait beaucoup de lumières, voulait bien l’examiner, elle trouverait qu’on l’avait mal informée. En effet, lorsqu’elle eut vu les éclaircissemens de M. Bayle, elle pria M. le Clerc de supprimer la lettre qu’elle lui avait écrite [1].

M. le Clerc continua de soutenir que M. Cudworth ne donnait point lieu à la rétorsion. Il dit [2] que la conception d’un dessein, comme celui de former les animaux, est incompatible avec le défaut de connaissance dans la première cause ; mais qu’il ne l’est point dans les causes secondes, qui agissent sous la direction de cette première cause ; qu’il n’est pas nécessaire que Dieu les dirige et les pousse continuellement comme on fait les instrumens passifs ; et « [3] qu’il l’avait prouvé par l’usage que les hommes font des bêtes, dont ils ne remuent nullement les organes, qui agissent néanmoins d’une manière régulière pour produire un certain effet qu’ils ne connaissent pas. On ne les pousse point, comme

  1. Voyez les lettres à M. Coste, du 30 d’avril, et 3 de juillet 1705, p. 1017 et suiv.
  2. Bibliothèque choisie, tom. VII, art. VII, p. 281 et suiv.
  3. Ibid., p. 286, 287.