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LES DEUX AMIS, ACTE IV, SCÈNE II.

ça !… Parce qu’ils sont en querelle, il faut qu’un pauvre domestique… Euh ! que je voudrais bien !… Je voudrais que chacun ne fût pas plus égaux l’un que l’autre. Les maîtres seraient bien attrapés !… Oui ! et mes gages, qui est-ce qui me les payerait ?



Scène II


SAINT-ALBAN, ANDRÉ.
SAINT-ALBAN.

M. Aurelly est-il au logis. André ?

ANDRÉ.

Non, monsieur, pour personne ; mais ce n’est pas pour monsieur que je dis ça : il faut que vous entriez, vous. Il va descendre : monsieur veut-il que je l’aille avertir ?

SAINT-ALBAN.

Non, il peut être occupé ; j’attendrai. (Il se promène, et dit à lui-même : ) Le devoir me presse d’agir… l’amour me retient… la jalousie Non, jamais mon cœur ne fut plus tourmenté. S’aimeraient-ils ? La douleur qu’elle a laissé voir ce matin était trop vive !… André ?

ANDRÉ.

Monsieur m’appelle ?

SAINT-ALBAN, à part.

Ce garçon est naïf ; faisons-le jaser. — (Haut, en s’asseyant.) Mon cher André…

ANDRÉ.

Monsieur est plus bon que je ne mérite.

SAINT-ALBAN.

Où est ta jeune maîtresse ?

ANDRÉ.

Ah ! monsieur ! On était si gai les autres voyages, quand vous arriviez ! ce n’est pas par intérêt que je le dis : mais de ce que vous ne logez plus ici, ça fait une peine à tout le monde… Mameselle pleure, pleure, pleure ! et notre maître !… On a servi le dîner : M. de Mélac, son fils, personne ne s’est mis à table ; ni monsieur non plus, ni mameselle non plus.

SAINT-ALBAN, à lui-même.

Ni mademoiselle non plus ! pleurer ! ne rien prendre ! il y a plus que de l’amitié ; la reconnaissance ne va pas si loin.

ANDRÉ.

Moi, je suis si triste qu’en vérité, hors mes repas, tout est resté à faire aujourd’hui.

SAINT-ALBAN.

Mais dis-moi, André : est-ce qu’on ne parle pas quelquefois de la marier ?

ANDRÉ.

Oh ! que oui ! très-souvent bien des gens de Lyon l’ont demandée ; mais bernique ! pas pour un diantre ! notre maître s’y entête.

SAINT-ALBAN.

Et ces refus paraissent-ils la contrarier, l’affliger ?

ANDRÉ.

Elle ? ah ! vous la connaissez bien ! Un mari ? elle s’en soucie… comme moi. Pourvu qu’elle soit obligeante à ravir, qu’elle veille sur toute la maison, qu’elle épargne le bien de son oncle, et qu’elle donne tout son chétif avoir aux pauvres gens, elle est gaie comme un pinson.

SAINT-ALBAN, à part.

Quel éloge ! dans une bouche maladroite ! Il m’enflamme. (Il tire sa bourse.) Tiens, ami, prends ceci, et dis-moi encore…

ANDRÉ.

Un louis ! oh ! mais… si ce que monsieur voudrait savoir était un mal !…

SAINT-ALBAN.

Non : c’est ton honnêteté que je récompense. Nous raisonnons… Entre tous les gens qui ont des vues sur la demoiselle, j’aurais pensé que le jeune Mélac…

ANDRÉ.

Eh bien ! monsieur me croira s’il voudra, mais cette idée-là m’est aussi venue plus de cent fois pour eux. Pas vrai que ça ferait un bien gentil ménage ?

SAINT-ALBAN, avec chagrin.

Elle et lui ?

ANDRÉ.

Ah ! c’est qu’elle est si joliment tournée à son humeur ! et c’est qu’il l’aime ! il l’aime !

SAINT-ALBAN, à lui-même.

Il l’aime !… Pourquoi m’en troubler ? J’ai dû m’y attendre. Qui ne l’aimerait pas ?

ANDRÉ.

Il n’y a que ceux qui ne l’ont jamais vue…

SAINT-ALBAN.

Et… crois-tu que ta jeune maîtresse lui accorde du retour ?

ANDRÉ, cherchant à comprendre.

Du retour ?

SAINT-ALBAN.

Oui.

ANDRÉ, riant niaisement.

Ah ! ah ! ah ! je vois bien à peu près ce que monsieur veut dire. — Mais tenez, il ne faut pas mentir : en conscience, tout ce que je sais, c’est que je sais bien que je n’en sais rien.

SAINT-ALBAN, à lui-même.

S’il en était préféré ! dans l’intimité où vivent leurs parents, aurait-on manqué de les unir ?

ANDRÉ.

Ils ne sont pas désunis pour ça. Quoiqu’elle le gronde toujours, il ne saurait être une heure sans venir faire le patelin autour d’elle : et quand il peut attraper quelque morale, il s’en va content !…

SAINT-ALBAN.

C’est assez, ami. (À lui-même.) Sans doute ils attendaient cette survivance pour conclure… et moi je l’apporte ! Je forge l’obstacle que je redoute !