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LES DEUX AMIS, ACTE IV, SCÈNE III.

ah ! ma jalousie s’en irrite… Qu’on est près d’être injuste quand on est amoureux !

ANDRÉ, à part.

Il faut que ces grands génies aient bien de l’esprit, de pouvoir penser comme ça tout seuls à quelque chose. J’ai beau faire, moi, dès que je veux songer à penser, je m’embrouille, et l’envie de dormir me prend tout de suite.

(Il sort en voyant entrer son maître.)



Scène III


SAINT-ALBAN, AURELLY.
AURELLY.

Ah ! monsieur, pardon ; vous m’avez prévenu, j’allais passer chez vous.

SAINT-ALBAN.

Je viens vous dire qu’il m’est impossible de différer plus longtemps. Cette journée presque entière, accordée à vos instances, n’a mis aucun changement dans nos affaires.

AURELLY.

Elle en a mis beaucoup.

SAINT-ALBAN.

A-t-on trouvé les fonds ?

AURELLY.

J’en fais bon pour Mélac.

SAINT-ALBAN.

Vous payez les cinq cent mille francs ?

AURELLY.

Cent mille écus que j’emprunte, le reste à moi ; le tout en un mandat sur mon correspondant de Paris, payable à votre arrivée.

SAINT-ALBAN, à part.

Le mariage est certain, on ne fait pas de tels sacrifices… (Haut.) J’admire votre générosité. Je recevrai la somme que vous offrez ; mais… je ne puis me dispenser de rendre compte…

AURELLY.

Quelle nécessité ?…

SAINT-ALBAN.

Ce que vous faites pour Mélac ne le lave pas de l’abus de confiance dont il s’est rendu coupable.

AURELLY.

Lorsqu’on ne vous fait rien perdre ?…

SAINT-ALBAN.

La même chose peut arriver encore, et vous ne serez pas toujours d’humeur…

AURELLY.

En ce cas, monsieur… je reprends ma parole : c’est son honneur seul qui me touche ; et, si je ne le sauve pas en acquittant sa dette, il est inutile que je me dépouille gratuitement.

SAINT-ALBAN.

Vous désapprouvez ma conuite ?

AURELLY.

Je n’entends rien à votre politique. Que Mélac soit coupable de mauvaise foi, ou seulement d’imprudence, en rejetant mes conditions vous risquez…

SAINT-ALBAN.

Je ne les rejette pas ; mais il faut m’expliquer.

AURELLY.

J’écoute.

SAINT-ALBAN.

Vous voulez sa grâce entière ?

AURELLY.

Sans restriction.

SAINT-ALBAN.

J’irai, pour vous obliger, jusqu’au dernier terme de mon pouvoir.

AURELLY.

Quelle étendue y donnez-vous ?

SAINT-ALBAN.

Celle que vous y donneriez vous-même. Vous n’exigez pas que je sauve sa réputation aux dépens de mon honneur ?

AURELLY.

Il y aurait encore plus d’absurdité que d’injustice à le proposer.

SAINT-ALBAN.

Les intérêts de la compagnie à couvert par vos offres, on peut faire grâce à votre homme de l’opprobre qu’il a mérité ; mais je deviendrais coupable, si je lui confiais plus longtemps une recette…

AURELLY.

Vous lui ôtez sa place ?

SAINT-ALBAN.

La lui laisseriez-vous ?

AURELLY.

Ah ! monsieur, je vous prie…

SAINT-ALBAN.

Faites un pas de plus.

AURELLY.

Comment ?

SAINT-ALBAN.

Vous avez de l’honneur : osez me le conseiller. (Aurelly baisse la tête sans répondre.) J’espère que vous distinguerez ce que je puis accorder, et ce que le devoir m’interdit ; j’accepte l’argent, je me tairai : mais j’exige qu’il se défasse à l’instant de son emploi, sous le prétexte qu’il voudra.

AURELLY.

J’avoue qu’il n’est pas digne de le garder ; mais son fils ? cette survivance ? tant de démarches pour l’obtenir ?…

SAINT-ALBAN.

Son fils ! qui nous en répondrait ?

AURELLY.

Moi.

SAINT-ALBAN.

C’est beaucoup faire pour eux.

AURELLY.

J’ai vingt moyens de m’assurer de lui.

SAINT-ALBAN, rêvant.

SAINT-ALBAN.

J’avoue que… je… je n’ai point d’objection per-