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MÉMOIRES.

ils sont la clef de toute l’affaire, et le seul moyen d’en résoudre tous les problèmes. Car madame Goëzman, qui nie aujourd’hui d’avoir jamais reçu le prix qu’elle a mis elle-même aux audiences de son mari, reste absolument sans réponse, quand on lui demande comment ces misérables quinze louis sont encore entre ses mains, s’il est vrai qu’elle ait rejeté tout le reste hautement et avec indignation ? Il en faut beaucoup parler, parce que M. Goëzman les a volontairement oubliés dans la déclaration qu’il a minutée de sa main et que le Jay n’a fait que copier et signer. Mais permettez que je ne prenne point le change à cet égard. On conclurait de ce silence général que le Jay n’a point remis les quinze louis à madame Goëzman ; qu’il l’a calomniée, en disant qu’elle les avait exigés et retenus ; qu’il a bien pu garder ainsi tout le reste ; et l’on perdrait un malheureux pour sauver les seuls auteurs de l’exaction et de l’odieux procès qui en résulte. — Eh ! que vous importe, répondit le sieur Marin, que ce fripon de le Jay soit sacrifié ? Ce n’est pas un grand malheur, si vous êtes tous hors d’une affaire qui intéresse aujourd’hui les ministres, et où il n’y a que des coups à gagner. » Chacun s’éleva fortement contre cette barbarie de sacrifier le Jay, et l’on se sépara. En nous quittant, le sieur Marin pria instamment le sieur Lépine de lui envoyer Dairolles à quelque heure qu’il rentrât, pour qu’il pût lui parler avant d’aller au palais.

Le sieur Marin et M. Goëzman passèrent l’après-midi du même jour à chercher le sieur Dairolles dans toutes les maisons où l’on espérait le rencontrer : ce fut en vain. L’auteur de la Gazette de France, inquiet, renvoie, le lundi à sept heures du matin, dire au sieur Dairolles qu’il est de la dernière importance qu’il vienne lui parler avant d’aller au palais. Le sieur Dairolles se rend au greffe, et ne va chez l’auteur de la Gazette qu’en sortant de déposer. Je m’y rencontre avec lui : la mémoire fraîche encore de tout ce qu’il venait de dicter, le sieur Dairolles nous le rend dans le plus grand détail. Le sieur Marin blâma fort une déposition aussi étendue, « Je vous ai cherché, dit-il, partout hier avec Goëzman[1], pour vous empêcher de faire cette sottise-là.

« Depuis, je vous ai fait dire de me venir parler ce matin : il suffisait de quatre mots au greffe, et j’arrangeais l’affaire en deux jours, comme je l’ai dit hier à M. de Beaumarchais chez madame sa sœur. Mais il est encore temps ; vous en serez quitte pour aller faire une autre déposition plus courte et sans détail : on biffera la première, il n’en sera plus question, et l’affaire s’éteindra toute seule. »

Je fis sentir à mon tour au sieur Dairolles la conséquence d’une pareille conduite : « Si vous allez faire une seconde déposition, ne croyez pas qu’on annule la première ; on les opposera l’une à l’autre, et toutes les deux à vous, qui tomberez précisément dans le cas de le Jay, d’être contraire à vous-même : voilà mon avis. » Le sieur Marin nous apprit ensuite qu’il allait dîner chez M. le premier président avec monsieur et madame Goëzman, laquelle devait, en sortant de table, aller faire sa déposition au greffe.

Le même jour, vers les six heures du soir, je retrouvai le sieur Marin sur le Pont-Neuf. « J’ai dîné avec notre monde, me dit-il ; et, pendant que la femme est allée au greffe, je suis convenu avec Goëzman que j’engagerais Dairolles à l’aller voir ce soir. Il sera fort bien reçu ; et lorsque Dairolles lui aura conté les choses comme elles se sont passées, son intention est d’avoir une lettre de cachet pour enfermer sa femme, et tout sera fini. J’ai vu Dairolles en sortant de chez le premier président, et j’en ai tiré promesse qu’il irait ce soir chez Goëzman ; mais j’ai peur qu’il ne nous manque encore. Joignez-vous à moi pour l’y engager. — Pourquoi donc faut-il que ce soit Dairolles, lui dis-je ? S’il était possible de supposer que M. Goëzman ignorât ce qui se passe chez lui, et s’il faut croire pieusement qu’il ait besoin de nouvelles instructions à cet égard pour faire enfermer sa femme, que n’envoie-t-il chercher le Jay, à qui il a fait faire une fausse déclaration, et qui vient de se rétracter ? Que ne demandait-il à M. le premier président cette vérité, que tout Paris sait que le Jay lui a confessée depuis peu ? Que ne s’adresse-t-il à vous-même, qui savez aussi bien que nous à quoi vous en tenir sur le fond de l’affaire ? Au reste, je vais voir M. Dairolles et sonder ses intentions. »

Je me rendis à l’instant chez ma sœur, que je trouvai en conversation animée avec une autre de mes sœurs. « Le sieur Marin, me dirent-elles, a parlé de nouveau à Dairolles cette après-midi ; ils ont été longtemps ensemble : le dernier est venu tout échauffé nous dire : « Comment trouvez-vous donc Marin, qui veut absolument que j’aille changer ma déposition ? Et, sur ma résistance opiniâtre : Vous direz, m’a-t-il ajouté, que c’est toute cette famille Beaumarchais qui vous a suggéré la première[2]. Quel bien espérez-vous de tous ces gens-là ? Abandonnez leurs intérêts, ne songez qu’aux vôtres. Par votre déposition de ce matin, vous perdez quatre ans de travaux accumulés pour obtenir les bonnes grâces de M. le duc

  1. Je prie que l’on pardonne la liberté de ce langage à l’obligation où je suis de citer juste.
  2. Il est bon de remarquer ici qu’en parlant au sieur Dairolles en particulier, l’auteur de la Gazette ne se contente plus de dire qu’il faut changer sa première déposition ; il veut que Dairolles la tourne contre moi en déposant qu’elle lui a été suggérée par toute la famille. Ce trait a totalement dessillé mes yeux sur la conduite du sieur Marin dans toute cette affaire.