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MÉMOIRES.

d’…, au moment peut-être où vous étiez près d’en recueillir le fruit. Allez, mon cher compatriote, allez-vous-en parler à Goëzman ce soir, et surtout promettez-le-moi. » Voilà, m’ajoutèrent mes sœurs, ce que Dairolles vient de nous apprendre : il a, dans son premier mouvement, raconté les mêmes choses à un de ses amis. Nous lui avons fait connaître le piége dans lequel on veut l’attirer. Il n’ira pas ce soir chez M. Goëzman, quoiqu’il y soit attendu. — Et moi, leur dis-je, je vais à l’instant instruire M. le premier président de cette nouvelle intrigue. » En effet, ce magistrat respectable eut la bonté, la patience d’écouter tout le détail qu’on vient de lire, et finit par me dire : « Comptez que le parlement ne fera d’injustice à personne, et qu’en temps et lieu je me souviendrai de tout ce que vous m’avez dit. »

On avait déjà répandu au palais que le sieur Dairolles, au désespoir de sa déposition du même jour, qui lui avait été suggérée, était dans l’intention de se rétracter de tout ce qu’il avait dit. Frappé du rapport de ce bruit avec les insinuations du sieur Marin, il courut le lendemain au greffe, assurer que non-seulement il démentait le fait calomnieux de sa rétractation, mais qu’il demandait la permission de confirmer ce qu’il avait dit la veille, et même d’y ajouter quelque chose.

De mon côté, je fus chez le sieur Marin, le prier de vouloir bien ne plus correspondre avec le sieur Dairolles, au sujet de mes affaires ; ce qu’il me promit.

Voilà les faits rendus dans la plus scrupuleuse exactitude. Raisonnons maintenant sur la question qu’ils ont fait naître au parlement.

réflexions

Y a-t-il, dans tout ce qu’on vient de lire, la moindre trace du crime de corruption de juge ? Y voit-on que j’aie voulu gagner le suffrage de mon rapporteur par des voies malhonnêtes ? Qui osera m’en prêter la coupable intention, lorsque tous les faits parlent en ma faveur, lorsque toutes les dépositions appuient ma dénégation formelle, et lorsque l’instruction du procès ne fournit aucune preuve du contraire ?

Mille raisons éloignaient de moi la pensée de manquer de respect au parlement, en offensant un de ses membres.

1o J’avais, avec tous les jurisconsultes, si bonne opinion de ma cause, que j’aurais cru faire tort aux lumières de mes juges en doutant un moment de son succès.

2o Je n’ignorais pas qu’un juge intègre ne se laisse point corrompre par de l’argent ; et que c’edt le supposer corrompu d’avance et vendu à l’iniquité, que de lui en proposer.

3o J’avais déjà gagné sur délibéré cette cause en première instance aux requêtes de l’hôtel ; et certes, on ne supposera pas que ce fût par corruption. Y avait-il donc quelque chose en mon second rapporteur qui dût me le faire soupçonner plus corruptible et moins délicat que le premier ? Je ne connaissais pas M. Goëzman ; et lorsqu’il me dénonce comme son corrupteur, n’est-ce pas lui seul qui fait à sa personne un outrage auquel je n’ai pas songé ? Quel juge honnête a jamais pensé de lui qu’un client le soupçonnât d’être corruptible ? Si quelqu’un eût dit à Caton : Un tel homme espère acheter votre voix aux prochains comices, n’eût-il pas à l’instant répondu : Vous mentez, cela est impossible ?

4o Quoi ! l’on irait jusqu’à supposer que l’on a mis pour moi le suffrage de M. Goëzman au misérable prix de cinquante louis ! En calomniant le plaideur, on verse à pleines mains l’avilissement sur le juge. Si j’avais eu la coupable intention de corrompre mon rapporteur dans une affaire dont la perte me coûte au moins cinquante mille écus, loin de fatiguer mes amis de mes résistances, loin de marchander le prix des audiences dont je ne pouvais me passer, n’aurais-je pas tout simplement dit à quelqu’un : Allez assurer M. Goëzman qu’il y a cinq cents louis, mille louis à son commandement, déposés chez tel notaire, s’il me fait gagner ma cause ? Personne n’ignore que de telles négociations s’entament toujours par une proposition vigoureuse et sonnante. Le corrupteur ne veut qu’une chose, n’emploie qu’un instant, ne dit qu’un mot, est jeté par la fenêtre, ou conclut son traité : voilà sa marche.

Mais quel rapport tout cela peut-il avoir avec ce qui m’arrive, et que voit-on ici ? Un plaideur désolé de ne pouvoir approcher de son rapporteur, joignant ses efforts aux soins ardents de ses amis, et s’agitant inutilement pour arriver à l’inaccessible cabinet. On y voit des audiences courues, sollicitées ; leur prix débattu ; cent louis partagés en deux fois ; une seule audience obtenue, une autre inutilement espérée ; dix louis versés d’un côté, quinze louis exigés de l’autre ; un bijou consommant tous ces sacrifices ; beaucoup de courses inutiles, point d’accès chez le juge ; et le procès perdu. On voit que des demandes successives ont entraîné des sacrifices successifs ; que, plus le besoin est devenu pressant, moins on a pu se rendre économe de sa bourse ; et qu’enfin on n’a fait que céder à la nécessité de payer ce qu’il était indispensable d’obtenir. Il y a bien loin de cette marche à celle d’un corrupteur de juge.

Mais, dira-t-on, c’est payer bien cher une audience que d’en donner cent louis. Certainement c’est bien cher ; et mes débats et les tentatives de ma sœur promeut assez que nous l’avons pensé comme vous ; mais réfléchissez que cinquante louis n’ont pas suffi pour m’obtenir la première audience, et qu’un bijou de mille écus, surmonté de quinze louis, n’a pu me procurer la seconde ; et vous conviendrez que ce qui vous semble au-