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MÉMOIRES.

jourd’hui trop acheté ne le parut pas encore assez alors. Quel homme, engagé dans les sables d’Afrique, ne payerait pas un verre d’eau cent mille ducats dans un pressant besoin ?

« Mais, en faisant successivement tous ces sacrifices, il est très-probable que vos demandes d’audience n’ont été qu’un prétexte avec lequel vous avez masqué l’intention de corrompre votre juge. »

Il est très-probable !… Au reste, qu’on ne croie pas que j’invente ici des objections oiseuses pour m’amuser à les résoudre : elles m’ont toutes été faites à l’interrogatoire.

Il est très-probable ! Heureusement, il ne s’agit pas ici de me décider coupable sur des probabilités, mais seulement de juger sur des preuves si je le suis ou non. Que dirait de moi M. Goëzman, si, repoussant sur lui le bloc dont il veut m’écraser, je m’égarais aussi dans les conjectures, en disant : Lorsque madame Goëzman vendait l’audience de son mari, il est très-probable qu’il était de moitié dans le traité ; l’impossibilité d’entrer chez lui avant la délivrance des deniers, et le parfait accord du moment indiqué par l’agent de madame pour l’audience avec celui où monsieur l’accorda, donnent beaucoup de poids à ma conjecture. Si j’ajoutais : Celui qui reçoit de la main droite étant à bon droit soupçonné de n’avoir pas la main gauche plus pure, il est très-probable qu’après qu’on a eu touché mes cent quinze louis de le Jay, l’enchère s’est trouvée couverte par un autre : d’où sans doute est venue l’impossibilité d’obtenir une seconde audience, malgré les promesses du mari et de la femme ; d’où est partie l’offre tardive de rendre l’argent à celui qui avait le moins donné, parce qu’en pareille affaire on ne peut tout garder sans qu’un des deux payants ne jette les hauts cris. Si, rapprochant sous un même point de vue la frivolité des objections que M. Goëzman a faites tant à moi qu’à mon ami sur mon affaire ; l’odieux soupçon qu’il a répandu, que j’avais pu abuser d’une date et d’une signature en blanc, pour y apposer un arrêté de compte ; sa remarque insidieuse que les sommes de mon acte étaient en chiffres sur le verso (tandis qu’elles sont, avant, dix fois écrites en toutes lettres sur le recto) ; le désir qu’il a montré, en sortant du jugement, de faire croire qu’il avait seul décidé la perte de mon procès, lorsqu’il dit tout haut qu’on avait opiné du bonnet d’après son avis ; la précaution de se faire faire une déclaration par le Jay avant la procédure ; la lettre du sieur d’Arnaud, la mission du sieur Marin, etc., etc. ; si, dis-je, embrassant tous ces faits, j’en concluais qu’il est très-probable… Ne m’arrêteriez-vous pas tout court, en me disant qu’en une affaire aussi grave il n’est pas permis de donner des vraisemblances pour des vérités ; que le parlement est juge des faits, et non des intentions ; que ce n’est pas à moi à diriger ses idées, ni les conséquences qu’il doit tirer ; et qu’enfin il est calomnieux d’avancer ce qu’on ne peut légalement prouver ? Faites-moi donc au moins la justice que vous exigeriez de moi ; et ne supposez pas que j’aie eu l’intention de corrompre mon juge, lorsque tout concourt a porter jusqu’à l’évidence que je n’ai fait que céder à la dure nécessité de payer des audiences indispensables[1].

« Mais donner de l’argent à la femme de son rapporteur pour arriver jusqu’à lui est une espèce de corruption détournée, très-digne aussi des regards sévères de la justice. »

Eh ! monsieur, un homme qui ne peut se reconnaître en un dédale obscur qu’en semant l’or de tout côté sur son chemin n’est-il pas assez malheureux d’y être engagé, sans qu’il ait encore le chagrin d’en essuyer le reproche ? Eh quoi ! toujours de la corruption ? Une victime est-elle donc si nécessaire ici, qu’il faille la désigner à quelque prix que ce soit ?

Si le suisse de mon juge m’a barré dix fois sa porte, pressé que je suis d’entrer, m’accuserez-vous d’être un corrupteur pour avoir amadoué le cerbère avec deux gros écus ?

Arrivé dans l’intérieur, si deux louis d’or glissés dans la main du valet de chambre me font pénétrer au cabinet de son maître, aurai-je donc commis un crime de lèse-équité magistrale en les lui abandonnant ?

Forcez la progression jusqu’au secrétaire ; allez même jusqu’à quelqu’un plus intimement attaché à mon juge : ne conviendrez-vous pas que la somme ne fait plus rien à la chose, parce que les sacrifices sont toujours en raison de l’état de celui qui nous sert ?

Sans doute il est malheureux pour un plaideur d’être obligé de parcourir, l’or à la main, le cercle entier de tant de vexations subalternes avant que d’arriver au juge qui en occupe le centre, et le plus souvent les ignore. Mais qu’on puisse être inculpé pour avoir cédé à la plus tyrannique nécessité, c’est, je crois, ce qu’on peut hardiment nier avec tous les casuistes et jurisconsultes de l’univers.

Observez encore que l’on tomberait dans une contradiction puérile en attaquant un plaideur en corruption, pour avoir été forcé d’acheter de la

  1. Si par hasard on doutait que M. Goëzman eût fait à mon ami l’étrange objection que j’avais pu abuser d’un blanc-seing de M. Duverney, qu’on lise l’interpellation suivante : elle est tirée de mon interrogatoire.

    Interpellé de nous dire si l’on ne lui a pas rendu, de la part de madame Goëzman, qu’il perdrait son procès, parce que son mari le soupçonnait d’avoir rempli un blanc-seing de M. Duverney ;

    A répondu que personne ne lui a rendu un propos aussi absurde qu’il est outrageant ; que la mission de M Goëzman n’ayant pas été de se rendre vérificateur d’écritures, mais seulement d’examiner si un acte fait double et librement entre deux majeurs pouvait s’annuler autrement que par lettres de rescision ou inscription de faux, seuls moyens que la loi autorise ; un si odieux soupçon, supportable au plus dans une instruction criminelle, aurait indiqué la plus grande partialité de la part du juge en une cause civile.