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xxiii
VIE DE BEAUMARCHAIS.

touchaient pas de près ou de loin au nouveau parlement, l’unanimité d’approbation et d’admiration la plus absolue. Il ne fallait pas moins, car il jouait là une terrible partie. S’il n’eût pas eu ainsi pour lui l’opinion, pressant sur ses juges jusqu’à les effrayer, il aurait pu, après tant de défis, tant d’attaques, les leur payer tous, sous le coup de la plus impitoyable sentence.

Elle fut rendue le 26 février, après une discussion de quinze heures. Goëzman fut, ce qui était, nous l’avons dit, on ne peut plus grave pour un magistrat, « mis hors de cour », et sa femme condamnée « au blâme ». Cette peine, qui entraînait la dégradation civique, fut celle aussi qu’on infligea à Beaumarchais, mais cela, comme on le voyait par le libellé de l’arrêt, bien moins parce qu’il avait tâché d’obtenir une audience à prix d’argent, que pour s’être permis de révéler le secret des procédures, et de mettre au jour ses interrogatoires[1].

On n’avait pas osé aller contre lui jusqu’à la peine du pilori, qui était son effroi. Elle l’eût fait abandonner, en raison de ce qu’elle avait d’infamant, par quelques-uns de ses plus dévoués défenseurs, même par celui qui l’avait jusque-là le plus ouvertement soutenu, le prince de Conti : « Si le bourreau, lui avait-il dit, met la main sur vous, je me retire. »

Il put lui rester fidèle ; non-seulement Beaumarchais n’alla pas au pilori, mais on lui épargna ce que l’autre peine, bien moins terrible, avait pourtant encore de déshonorant : il ne fut pas obligé de venir à genoux en entendre lire l’arrêt. On se contenta de brûler ses Mémoires dans la cour du Palais, « cette Grève des livres », comme il dit[2].

Pendant ce temps, partout, dans le public comme chez les princes, M. de Conti, le duc de Chartres, etc., on lui faisait de son blâme un triomphe, dont peut-être il ne se défendait pas assez, ce qui lui valut ce joli mot de M. de Sartine, l’engageant à le prendre un peu moins haut : « Il ne suffit pas d’être blâmé, il faut être modeste. » Lui-même, plus tard, lorsqu’il fut revenu de l’ivresse de cette condamnation triomphale, a fort bien exprimé ce que ce « blâme », cette dégradation que lui infligeait la justice, lui avait fait gagner dans l’opinion : « C’est de l’instant, dit-il[3], qu’ils ont déclaré que je n’étais plus rien, qu’il semble que chacun se soit empressé de me compter pour quelque chose. » On ne s’occupait plus que de Beaumarchais, à ce point que la police fit défendre ce qui pouvait le mettre en vue, lui ou ses œuvres : « Le public au théâtre applaudissait, dit Gudin[4], à tout ce qui faisait allusion à ses affaires. Le magistrat se crut obligé d’interdire la représentation d’Eugénie et de ses autres ouvrages. C’était, dit-il encore, comme nous, un triomphe complet. »

Chez le roi lui-même on s’en inquiète, on s’en effraye presque, et l’on songe à éloigner Beaumarchais ; mais, comme il est habile, on ne l’éloignera que pour qu’il rende service. Il n’y répugne pas, au contraire ; son intérêt s’y trouve. Quelle est, en effet, sa position alors ? Il ne peut songer à faire, devant le Conseil d’État, appel en cassation de l’arrêt qui le blâme, tant que le Parlement Maupeou dispose de la justice ; et, d’un autre côté, il ne peut pas non plus attendre, pressé qu’il est par les délais exigés pour l’appel. Son salut n’est que dans ce qu’il pourra faire pour le service du roi. Comme récompense, il obtiendra — et tout d’abord il se les fait promettre — ce qu’on appelle des lettres de relief, qui pourront, quelque soit l’espace de temps écoulé, le relever des délais imposés par la loi, et le mettre en état de ne faire réviser son procès que lorsqu’il jugera le moment opportun, et avec l’appui, cette fois, de Louis XV lui-même.

Son ami Laborde, banquier de la cour, sert de médiateur entre le roi et Beaumarchais,

  1. V. plus loin, dans les Œuvres, Requête du sieur Beaumarchais.
  2. V. plus loin, Avertissement de Beaumarchais, etc.
  3. Requête du sieur Beaumarchais.
  4. Mânes de Louis XV, 1777, in-12, Ire partie, p. 173.