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EUGÉNIE, ACTE II, SCÈNE VI.


C’était donc une des deux Ofalsen ? Ma foi, je confonds les époques : il en est tant venu !

le comte.

Eh non ! C’est celui qui a marié cette fille soi-disant d’honneur de la reine à ce benêt d’Harlington, quand je la quittai.

drink.

Ah ! j’y suis, j’y suis.

le comte.

S’il se présentait…

drink.

Laissez-moi faire. Il en sera de lui comme du facteur, dont j’ai fort à propos barré le chemin.

le comte.

Je te l’avais recommandé.

drink.

C’est ce que je disais. Mon maître n’oublie rien.

le comte.

Eh bien ?

drink, s’approchant d’un air de confidence.

J’ai détourné une furieuse lettre de ce Williams pour la tante.

le comte, lui coupant la parole.

Paix. C’est Eugénie.



Scène III


EUGÉNIE, le COMTE, DRINK.


eugénie, faisant un cri de surprise.

Ah ! milord !

le comte, à Drink.

Je ne puis l’éviter. Laisse nous.



Scène IV


EUGÉNIE, le COMTE.
eugénie, avec joie.

Apprenez la plus agréable nouvelle…

le comte.

Si elle intéresse mon Eugénie…

eugénie.

Mon père est enchanté de vous. Ah ! j’en étais bien sûre ! Il faisait votre éloge à l’instant. Je me serais mise de bon cœur à ses pieds pour le remercier. Il me rendait fière de mon époux. Je me suis sentie prête à lui tout avouer.

le comte, ému.

Vous me faites trembler ! Exposer tout ce que j’aime au brusque effet de son ressentiment !

eugénie, vivement.

Je sais qu’il est violent, mais il est mon père, il est juste, il est bon. Venez, milord, que notre profond respect le désarme. Entrons, ce moment sera le plus heureux…

le comte, embarrassé.

Eugénie ! quoi, vous voulez !… quoi, sans nulle précaution…

eugénie, avec beaucoup de feu.

Si jamais je te fus chère, c’est aujourd’hui qu’il faut me le prouver. Donne-moi cette marque de ton amour. Viens : depuis trop longtemps les soupçons odieux outragent ta femme ; les regards méchants la poursuivent. Fais cesser un si pénible état ; déchire le voile qui l’expose à rougir. Tombons aux genoux de mon père. Viens, il ne nous résistera pas.

le comte, à part.

Quel embarras ! (À Eugénie.) Souffrez au moins que je le revoie encore avant, pour affermir ses bonnes dispositions.

eugénie, lui prenant la main.

Non : elles peuvent changer. La première impression est pour toi. Non, je ne te quitterai plus.



Scène V


madame MURER, EUGÉNIE, le COMTE.
le comte, apercevant madame Murer.

Ah ! madame, venez m’aider à lui faire entendre raison.

madame murer.

Le comte ici ! J’aurais dû m’en douter à l’air d’empressement dont elle est sortie. Mais de quoi s’agit-il ?

le comte.

Sur quelques mots en ma faveur échappés à son père, sa belle âme s’est échauffée. Elle veut, elle exige que nous lui fassions à l’instant un aveu de notre union.

madame murer.

Ah ! milord, gardez-vous-en bien ! Mon avis, au contraire, est que vous vous retiriez promptement. S’il s’éveillait et vous trouvait ici, ce prompt retour lui ferait soupçonner…

le comte, cachant sa joie sous un air empressé.

Tout serait perdu ! Je m’arrache d’auprès d’elle avec moins de chagrin, puisque c’est à sa sûreté que je fais ce sacrifice.

(Il sort.)



Scène VI


madame MURER, EUGÉNIE.
eugénie le regarde aller, et, après un peu de silence, dit douloureusement :

Il s’en va !

madame murer.

Mais vous avez donc tout à coup perdu l’esprit ?

eugénie.

Être réduite à composer avec son devoir ; n’oser regarder son père : voilà ma vie. Je suis confuse en sa présence ; sa bonté me pèse, sa confiance me fait rougir, et ses caresses m’humilient. Il est si accablant de recevoir des éloges, et de sentir qu’on ne les mérite pas !