Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/160

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affaires, déjà médiocres, auprès de mon vieux professeur.

Leconte de Lisle chez Lemerre, c’était Jupiter, pardon, c’était Zeus, venant prendre sa place au banquet des dieux. On le voyait venir, lent et majestueux, de l’orée du passage, et l’on allait au-devant de lui avec déférence. Il y était sensible, aimant les hommages. L’homme en lui, beau d’une beauté classique et sculpturale, était bien l’incarnation du poète, ou, si l’on veut, sa manifestation physique. L’un réalisait l’autre aux yeux des mortels. Seul, l’usage d’un monocle sourcilleux l’humanisait et le dénonçait idoine aux contingences. Ce carreau, encastré sous l’arcade, nous donnait le signal de l’essor en nous libérant du respect, et juchés sur les coins des tables ou assis sur les gradins de l’escalier tournant, nous nous adonnions aux plaisirs du débinage, joie des Lettres et des Arts.

Je dois à la vérité pure de dire que le Zeus n’en dédaignait pas l’exercice, et que, sauf Homère parmi les morts et Théophile Gautier entre les vivants, peu ou prou de rivaux échappaient à son esthétique militante. Mon vieil ami Léon Dierx qui l’a beaucoup hanté et qui lit ces lignes par-dessus mon épaule, m’assure que son maître était plutôt bienveillant et qu’il y avait en lui deux hommes en conflit, le Leconte de Lisle du dedans et le Leconte de Lisle du dehors. Je n’ai personnellement connu que le second et il seyait de sortir après celui-là de chez Lemerre, si l’on ne voulait pas connaître prématurément son épitaphe.

Car il avait un goût pour ce genre funéraire. Il entrecoupait nos fables charivariques d’épitaphes