Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/26

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n’ont pas les joueurs du lustre, du moins à l’ordinaire, il ne lâchait la barque que les dents cassées, et cette vertu était d’autant plus méritoire qu’originaire de l’île Maurice, il avait toutes les langueurs et toutes les superstitions du créole. Il cherchait partout un autre Faust qui ne lui échut que plus tard en Carmen sans qu’il ait eu le temps de l’imposer lui-même au Cerbère à triple tête. Il se contenta d’une nouvelle Mireille, L’Arlésienne, et, cette fois encore, tira les marrons du feu pour un autre. Il n’y avait pas à se dissimuler que, de l’ouvrage, ce qu’il entendait le mieux c’était la musique et que le poème n’était pas de sa partie. Homme du vieux jeu sur ce point, il n’accordait que peu d’intérêt, dans les drames lyriques, à l’élément verbal, le livret, où l’art de Scribe lui semblait à peu près suffisant, et je crois bien qu’il n’a jamais rien compris au charme pénétrant du génie d’Alphonse Daudet. Il n’en a pas moins soutenu L’Arlésienne jusqu’à la limite extrême où l’actionnaire grimace et si Carvalho est au paradis, c’est sur la « Marche des Rois » qu’il y est entré comme les Mages à Bethléem.

Longtemps encore après, nous restâmes sous le joug de cette délicieuse partition méconnue, nous la savions tous par cœur, et lorsque dans l’escalier en tire-bouchon du logis de la rue de Trévise nous entendions une voix chaude et joyeuse entonner : « De bon matin j’ai rencontré le train ! » nous allions vite ouvrir la porte au poète qui, traînant Raoul Pugno, venait chanter L’Arlésienne dans le « piranèse ».