Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 2, 1912.djvu/57

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une avance et un habit. Sans habit pas de soirée, sans avance pas de diligence pour m’y rendre. » J’avais l’habit, sinon l’avance. Cet habit était même assez frais, car je ne l’avais porté qu’une fois, à la première de La Pomme.

Il reposait au fond de ma malle, sous une cravate blanche, en attendant une autre première, celle de L’Écumeur de Mer, mais, s’il faut tout dire, il était l’espoir suprême et la suprême pensée d’un Waterloo dont la bataille se renouvelait à chaque fin de mois. Notre tante à tous le guettait, Glatigny comprit mon angoisse. « C’est pour les Muses », fit-il en étendant la dextre. Restait l’avance. Mais qui ne l’eût trouvée, et dans un roc, lorsqu’il y allait du triomphe de la rime et de l’entrée d’un poète dans le monde ! Aussi m’en remercia-t-il par une profession de foi en forme d’adage où se résumait toute sa philosophie de bohème : « Au-dessus de vingt francs, je rends les prêts, même à mes amis. »

Et puis il s’en fut à Nice, et j’appris par les feuilles son succès chez Mme Ratazzi. « Il cueille les rimes au vol, comme des mouches », disaient-elles. Plus jamais je ne le revis. Je n’ai regretté que mon habit. Il ne valait pourtant pas vingt francs chez ma tante.