Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/142

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tout prêt à lui accorder que la reconnaissance du présent se fait le plus souvent sans aucune évocation du passé. Nous avions d’ailleurs montré nous-même que la « familiarité » des objets de l’expérience journalière tient à l’automatisme des réactions qu’ils provoquent, et non pas à la présence d’un souvenir-image qui viendrait doubler l’image-perception[1]. Mais ce sentiment de « familiarité » n’est sûrement pas celui qui intervient dans la fausse reconnaissance, et M. Bernard-Leroy a d’ailleurs pris soin, lui-même, de les distinguer l’un de l’autre[2]. Reste alors que le sentiment dont parle M. Bernard-Leroy soit celui qu’on éprouve quand on se dit, en croisant une personne dans la rue, qu’on a déjà dû la rencontrer. Mais, d’abord, ce dernier sentiment est sans doute inséparablement lié à un souvenir réel, celui de la personne ou d’une autre qui lui ressemblait : peut-être n’est-il que la conscience vague et presque éteinte de ce souvenir, avec, en plus, un effort naissant et d’ailleurs impuissant pour le raviver. Ensuite il faut remarquer qu’on se dit en pareil cas « J’ai vu cette personne quelque part » ; on ne se dit pas « J’ai vu cette personne ici, dans les mêmes circonstances, en un moment de ma vie qui était indiscernable du moment actuel. » À supposer donc que la fausse reconnaissance ait sa racine dans un sentiment, ce sentiment est unique en son genre et ne peut pas être celui de la reconnaissance normale, errant à travers la conscience et se trompant de destina-

  1. Matière et mémoire, Paris, 1896, p. 93 et suiv.
  2. Ouvrage cité, p. 24.