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L’ÉVOLUTION DE LA VIE

Pour nous, le tout d’une machine organisée représente bien, à la rigueur, le tout du travail organisateur (encore que ce ne soit vrai qu’approximativement), mais les parties de la machine ne correspondent pas à des parties du travail, car la matérialité de cette machine ne représente plus un ensemble de moyens employés, mais un ensemble d’obstacles tournés : c’est une négation plutôt qu’une réalité positive. Ainsi, comme nous l’avons montré dans une étude antérieure, la vision est une puissance qui atteindrait, en droit, une infinité de choses inaccessibles à notre regard. Mais une telle vision ne se prolongerait pas en action ; elle conviendrait à un fantôme et non pas à un être vivant. La vision d’un être vivant est une vision efficace, limitée aux objets sur lesquels l’être peut agir : c’est une vision canalisée, et l’appareil visuel symbolise simplement le travail de canalisation. Dès lors, la création de l’appareil visuel ne s’explique pas plus par l’assemblage de ses éléments anatomiques que le percement d’un canal ne s’expliquerait par un apport de terre qui en aurait fait les rives. La thèse mécanistique consisterait à dire que la terre a été apportée charretée par charretée ; le finalisme ajouterait que la terre n’a été pas déposée au hasard, que les charretiers ont suivi un plan. Mais mécanisme et finalisme se tromperaient l’un et l’autre, car le canal s’est fait autrement.

Plus précisément, nous comparions le procédé par lequel la nature construit un œil à l’acte simple par lequel nous levons la main. Mais nous avons supposé que la main ne rencontrait aucune résistance. Imaginons qu’au lieu de se mouvoir dans l’air, ma main ait à traverser de la limaille de fer qui se comprime et résiste à mesure que j’avance. À un certain moment, ma main aura épuisé son effort, et, à ce moment précis, les grains de limaille se se-